Une question mal-aimée : l’ordination sacerdotale des femmes dans l’Église catholique

1-    Le donné expérimental d’un JE féminin

Née Olivette et non Olivier, j’ai grandi avec trois frères cadets, et sans sœur. Par la grâce de parents éclairés, nous partagions mêmes jeux, mêmes sports, mêmes contes et même régime scolaire catholique, études classiques inclusivement. Une surprise de taille m’attendait le jour où l’aîné de mes frères fut recruté comme enfant de chœur à la paroisse. J’appris du même coup que ce rôle était réservé aux garçons et que, première leçon sur la spatialisation du sacré, à l’église la « sainte table » divisait l’univers en deux mondes : celui de la nef et celui du sanctuaire où femmes et filles ne pouvaient pénétrer. Ce dont je n’ai jamais reçu d’explications; on n’explique pas les évidences, elles s’imposent d’elles-mêmes. Plus tard, mes études bibliques et théologiques ne feront que me raconter les exclusions successives des femmes à travers l’histoire des religions. Non pas leur « pourquoi ».

Autre leçon cette fois sur la spatialisation du savoir sacré. À la pension romaine où je logeais, à deux pas de la bibliothèque duBiblicum où j’élaborais ma thèse, parut un jour une « sorbonnarde » tout entière à son travail de recherche. Chaque printemps, à la fin de la saison académique d’hiver, elle quittait Paris pour Rome où elle savait trouver dans les grandes bibliothèques les publications de l’année dans son domaine. Chapitre suave de l’anthologie des femmes : la grande spécialiste de niveau international, l’auteure incontournable sur le catharisme en général et l’hérésie albigeoise en particulier se vit d’abord refuser « en tant que femme » l’entrée des bibliothèques ecclésiastiques. Ses livres, eux, en remplissaient un rayon, professeurs et étudiants s’appuyaient sur leur autorité pour leurs travaux, mais leur auteure n’y avait pas accès. Pendant des années, sinon des décennies, elle a élaboré les volumes suivants sur une table à cartes qu’un employé astucieux lui avait installée sur le palier, lui-même à peine plus grand que la table, à l’extérieur de la porte principale de la bibliothèque, au dernier étage du Biblicum. La scène aurait pu tenter les caméras de Fellini pour son film Roma.

Mais pourquoi nous remémorer ces choses « d’une autre époque », ajoutons-nous souvent avec une nuance d’indulgence envers ces temps d’obscurantisme qui les expliqueraient. D’une époque de toute façon révolue, m’expliqua un jour un jeune catholique très engagé. « Pour nous, les jeunes hommes modernes, l’égalité homme-femme ne pose plus de problème. Il ne reste plus qu’aux femmes à travailler à pouvoir pardonner aux hommes le mal qu’ils leur ont fait. » Je songeai : « Encore aux femmes le travail de l’éternel rangement. Aux victimes la charge d’effacer les dégâts. » Je n’eus pas le présence d’esprit de répondre par la version masculine de la déclaration : « Il ne reste qu’aux hommes à travailler à se faire pardonner le mal qu’ils ont fait aux femmes. » Et « l’autre époque » aurait été vraiment révolue.

Quoi qu’il en soit des histoires individuelles, nous sommes, en effet, à une époque tout autre, à aménager pour elle-même et en accélération constante. Et qui nous jugera comme nous avons jugé allègrement les précédentes. Jamais je n’aurais imaginé qu’en l’espace « de mon règne », comme disaient nos grands-parents, je verrais la topographie et le calendrier du Québec catholique s’effondrer. Invitée en 2006 à Paris à participer à un colloque de Femmes et Hommes en Église, et de Genre en christianisme sur Femmes prêtres : enjeu pour la société et les Églises, je me retrouverais avec quelques-unes de ces catholiques qui ont fait la manchette de la presse internationale par leur choix d’une ordination à la prêtrise en extra-territorialité ecclésiastique sur le Danube (2002) et le Rhône (2005). Sans vedettariat, prosélytisme, recherche d’approbation, à l’écoute de présentations tout à fait différentes d’exercice du sacerdoce, elles contribuèrent à faire de ce colloque la réunion théologique la plus sérieuse qu’il m’ait été donné d’expérimenter. Et je me retrouvai à serrer spontanément la main d’excommuniées.

Quelques années plus tard, trois femmes que j’estime pour leurs travaux et la qualité de leur vie migrèrent vers l’anglicanisme qui leur offrait la possibilité du sacerdoce. Je me sentis transportée dans l’histoire de l’Église à l’époque de Luther et de Henri VIII. Quelle distance de la plus orthodoxe des enfances catholiques qui, pour sa part, n’eut rien de la « grande noirceur » qu’il est à la mode de décrire, jusqu’aux frontières de l’évolution du christianisme actuel! Sur le fond de scène des médias omniprésents qui nous offrent les images, jusqu’ici inexistantes de femmes-prêtres et de femmes-évêques en fonction à l’autel, spectacle qui correspond à un mouvement profond qui fait surface en différents points du globe.

2-    Les dimensions de l’herméneutique d’un phénomène troublant

Si l’apparition d’un groupe de nouvelles ordonnées a littéralement pris par surprise la rumeur publique, par contre déjà depuis 1963 le pape Jean XXIII avait inclus parmi « les signes des temps » la montée de la femme dans les sociétés. Ses successeurs Paul VI et Jean-Paul II ont aussi accordé une attention soutenue à la question de la place des femmes dans l’Église.Ils ont produit un corpus substantiel de documents, d’homélies, d’allocutions dans leurs audiences régulières, corpus malheureusement très peu lu, étudié et discuté. Jean-Paul II dans sa Lettre aux femmes (1995) va jusqu’à s’excuser auprès d’elles des exactions de « fils de l’Église » envers elles. Mais quant à leur accession au sacerdoce, la réponse demeure un NON péremptoire, liée, écrit-il, à et par la pratique de Jésus et des Apôtres, et à la représentation du Christ impossible à une femme.

Une mosaïque de types de discours différents exprime, construit et caractérise la réalité « Église ». Les déclarations sur la non-ordination des femmes nous viennent dans la ligne des discours législatifs qui lient l’institution elle-même : droit canon, catéchisme de son credo, organigramme de ses membres, règles de validité, héritage des Pères, codes divers tous du niveau de la « gérance » de l’Église, y compris l’appui sur Thomas d’Aquin, par ailleurs grand spirituel : « seul un homme (du latin : vir) baptisé peut recevoir validement l’ordination. »

La réponse négative est donc venue sur le plan de l’autorité, biais légitime d’ailleurs. Mais sur le plan de la question à examiner en elle-même, qu’en est-il de la relation femme et ordination sacerdotale et de leur dite non-compatibilité ? Qu’en serait-il si on la posait sur l’horizon du discours théologique, selon  ses différents secteurs, ses différentes méthodes d’analyse ? Selon ses rapports avec Dieu, la Trinité, la vie dans le Christ et l’Esprit, la communion des saints, la vie éternelle ? Dans le cadre d’un groupe d’étude composé de théologiens et de théologiennes d’horizons différents ?

À sa première lecture, il est manifeste que le dossier pontifical privilégie comme fondement de sa déclaration d’autorité le registre du discours biblique. À la deuxième cependant, on remarque que les espaces de textes choisis sur les femmes dans la Bible fonctionnent différemment dans leur contexte d’origine et dans l’argumentation à laquelle ils servent. Exemple-éclair qu’on retrouve  en substance dans plusieurs des documents comme commentaire à Éphésiens 5, 21-33 : le Christ dit époux de l’Église ne peut être représenté que par un homme. Mais l’Église dite épouse ne peut être représentée par une femme. Les appuis bibliques de la discussion sont traités hors-contexte, littéralement comme « extraits » de leur lieu de provenance. Une rédaction d’ordre métaphorique est interprétée de façon littérale. La métaphore nuptiale abstraite de son contexte paulinien est transposée terme à terme sur femmes et hommes concrets pour en tirer une conclusion juridique en théologie des ministères.

Un deuxième exemple-éclair à propos d’une autre « extraction » récurrente dans la problématique qui nous occupe : ladite absence des femmes à la Cène qui lierait l’Église à l’impossibilité de les ordonner. La consultation des textes fondateurs devrait commencer par une triple remise en contexte, celle des paroles de l’institution d’abord, souvent théologisées hors du récit de la Cène, puis de ce récit lui-même dans le déroulement narratif des évangiles, enfin des rapports de Jésus avec les femmes dans le récit englobant des Synoptiques et leur situation dans le cadre social hébraïque avec son enracinement et évolution dans l’Ancien Testament. Toute la Bible injectée dans quelques versets ? Eh! oui. Est simplement suggérée ici la remise en perspective des oui et des non que nous assénons comme réponse à la question : absentes ou présentes les femmes à la Cène ? Ce qui nous ramène à l’importance de posséder en plus d’une théorie de texte, i.e. de la matière textuelle, une théorie de l’histoire. La plausibilité ou l’impossibilité de leur présence ne peuvent dépendre également d’un oui ou d’un non distribués par nous lecteurs du haut de notre siècle. Et leur accès au sacerdoce encore moins.

Théorie du texte, théorie de l’histoire, mais aussi nécessité d’une notion juste de la Tradition, qui n’est pas répétition protégée, obligée, de ce qui se serait « toujours fait », mais à l’inverse les acquis du déroulement de la vie de l’Église aux différentes époques traversées, sa croissance par l’élaboration de réponses chrétiennes aux situations nouvelles. Ce qui s’est « toujours fait », ce sont leurs interprétations d’elles-mêmes produites par les communautés chrétiennes, leur ajustement à leurs époques. Nous espérons la même lucidité, le même courage de la nôtre.

Toutes ces réflexions se résument en un plaidoyer pour la poursuite de la réflexion herméneutique amorcée sur l’ordination des femmes. Du point de vue biblique surtout, on n’a sûrement pas épuisé la question. Et un deuxième volet d’investigation, inattendu celui-là, se profile depuis un moment : la montée du nombre de femmes qui se « révèlent » appelées au sacerdoce. Et à qui jusqu’ici on a refusé ce qu’on accordait aux hommes qui exprimeraient le même attrait, c’est-à-dire une aide, un accompagnement dans leur démarche de discernement vocationnel. Ou bien la réponse est venue rapidement, avant toute considération sérieuse : « Impossible que vous soyez appelées, vous êtes des femmes », lien d’ailleurs jamais explicité. Sauf par le commentaire qui compare hypothétiquement leur démarche à celle d’un homme qui se dirait appelé à la maternité. Faudrait-il encore expliquer la non-pertinence d’un tel raisonnement ? Qui plus est de fort mauvais goût parfois. Les « organes », dispositions, talents, dévouement nécessaires à la prêtrise, les femmes les ont amplement démontrés, voire même les aptitudes à la spéculation théologique et mystique.

L’épître de Paul aux Corinthiens rend un autre son à propos des charismes (chapitres 11-14). Quand la jeune Église de Corinthe consulte son fondateur à propos du port du voile par les femmes pendant l’exercice de leur don de prophétie, Paul ne consacre pas une seule ligne à ce qui serait leur incapacité à exercer ce ministère auquel il accorde le deuxième rang en importance, immédiatement après celui de l’apôtre itinérant qui apporte la toute première évangélisation, la « Bonne nouvelle » (1 Co 11, 3-16). Quant au détail du voile, il peine à trouver une directive précise et, de toute façon… « si quelqu’un se plaît à contester, nous n’avons pas cette habitude et les églises de Dieu non plus. » Le refuge dans l’impatience que nous connaissons bien ?

« Que les femmes se taisent dans les assemblées, elles n’ont pas la permission de parler, qu’elles interrogent leur mari à la maison! » (1 Co 14, 34-35) revient dans plusieurs autres épîtres. Étrange équivoque, de nombreux commentaires sérieux ont expliqué en substance : il ne s’agit pas de « parler » mais de « prendre la parole », ce qui n’est pas permis aux femmes. Or, l’original grec du Nouveau Testament utilise effectivement le mot le plus général pour dire « parler ». Ce qui est défendu aux femmes, c’est de troubler l’ordre public par des bavardages et non pas de manifester un charisme, par politesse pour l’Esprit qui daigne signifier que les femmes aussi sont l’instrument de ses dons pour la communauté.

Au matin de la Pentecôte, parmi les Onze, des femmes disciples se trouvaient aussi enveloppées par le souffle violent de l’Esprit et sous l’apparition de langues de feu sur chacun… et chacune. Selon la prophétie de Joël citée par Pierre : « vos fils et vos filles prophétiseront… sur mes serviteurs et mes servantes je répandrai mon Esprit et ils seront prophètes » (Joël 3, 1-5). Selon la logique de Pierre à Césarée quand, interrompant son discours chez le centurion Corneille, l’Esprit Saint fond sur tous ces païens qui l’écoutaient : « Quelqu’un pourrait-il empêcher de baptiser par l’eau ces gens qui, tout comme nous, ont reçu l’Esprit Saint? » (Actes 10, 47). Ces femmes qui, tout comme nous, ont reçu l’Esprit Saint, comment pourrait-on leur refuser, leur nier l’aptitude à la manifester en Église? Les chapitres 12 à 14 de la 1ère aux Corinthiens nous fournissent la charte des dons de l’Esprit. Ils ne nomment pas celui du sacerdoce des femmes, mais pas non plus celui des hommes d’ailleurs. Il revient à notre début du XXIe siècle de mesurer à leur aune ce que nous avons fait du sacerdoce en lui-même à partir des épîtres dites Pastorales et de leur vision de la réalité Église jusqu’à… la question posée par le mouvement, intra-ecclésial, de l’ordination des femmes.

3- Pour une question mieux-aimée

Un examen véritable du mouvement pour l’ordination des femmes passe forcément par la re-situation de ce mouvement dans l’éventail des réactions d’acceptation ou de rejet.

Ce qu’il n’est pas : une campagne féministe à la mode; la revendication d’un droit pour les femmes (or, pas plus les hommes que les femmes ne possèdent de droit à l’ordination); la voie du pouvoir dans le gouvernement de l’Église effectivement lié au sacerdoce; une protestation devant le NON dit « définitif » du document Ordinatio sacerdotalis de 1994 qu’on range, à tort, sous l’infaillibilité pontificale; une réaction contre des phrases lues et entendues du style : « Il n’y aura jamais de femmes prêtres. »; et de la bouche de chrétiens sérieux : « Laissons couler, cette situation se règlera d’elle-même, à l’usure.»

Ce qu’il est : une affaire d’Église avant tout, une germination spontanée dans l’histoire du christianisme; l’occasion de reconsidérer la prêtrise chrétienne en elle-même, de relire la critique des grands prophètes d’Israël sur le culte rendu à Yahvé, critique reprise par les tout premiers écrits des successeurs des apôtres; de creuser la théologie des ministères et de la sacramentaire actuelle; de « racheter » en Jésus Christ le rapport femme-sacré. Et y aura-t-il toujours des prêtres à la manière d’aujourd’hui (la remarque ne vise pas leur recrutement en baisse ni d’éventuels démérites personnels) ?

Ce mouvement est une chance pour l’Église et non une menace additionnelle. Mais devant le poids de l’histoire antécédente et la nécessité d’une consultation lancée par Rome sur le sujet, et d’un consensus international en réponse dans un futur… prochain, une suggestion pour un presque-présent. Peut-être la question serait-elle mieux-aimée si dans l’expression « ordination des femmes » on remplaçait le mot « femme » au passé lourd et ambigu depuis Ève, par celui de  « chrétienne » ? Le baptême des femmes les a identifiées au Christ Jésus de la même manière  que celui des hommes; il les a elles aussi transformées dans le Christ Jésus. Pourquoi alors la représentation du Christ dans le sacerdoce serait-elle impossible aux femmes ? Invitation ouverte à prolonger, relancer la discussion par cet autre filon théologique.

Mars 2011

Olivette Genest

A propos Olivette Genest

Olivette Genest, exégète de renommée internationale, est professeure émérite de la faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal. Ses champs de recherche : la sotériologie, la sémiotique et la lecture féministe. Elle est une spécialiste reconnue pour la question des ministères des femmes en lien avec le Second Testament. Elle est l’auteure de « Le discours du Nouveau Testament sur la mort de Jésus » (PUL, 1995) et de nombreux articles.
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