Contribution d’un théologien au débat en cours sur la candidature d’Anne Soupa

Brève entrevue de Hervé Legrand par le journal Réforme le 4 juin 2020 à propos de la candidature d’Anne Soupa à l’archevêché de Lyon suivi d’explications plus élaborées du théologien dans la revue Confrontations le 23 juillet 2020.

 

Entrevue de Réforme :

Claire Bernole : Anne Soupa est candidate à l’archevêché de Lyon. Comment percevez-vous cette démarche?

Hervé Legrand : Comme très inattendue. Bien des catholiques y verront un trait d’humour. Nous ne sommes pas en Suède où le pape François a pu prier à côté de l’archevêque d’Uppsala,- une femme-, lors de la Commémoration commune du 5e centenaire de la Réforme. En France, on pense seulement à l’ordination des femmes comme prêtres. En 2019, 68% des 1001 catholiques sondés à ce sujet y seraient favorables.

Claire Bernole : Quels effets peut-on attendre de cette démarche ?

Hervé Legrand : Sachant pertinemment qu’elle ne sera pas élue, la candidate a dû vouloir souligner l’invisibilité des femmes dans la liturgie et surtout leur absence totale dans la gouvernance de l’Église. En cela, elle n’est pas isolée. Dans son synode en cours, l’Église d’Allemagne a décidé de traiter ce sujet, avec trois autres aussi brûlants : l’exercice du pouvoir, la sexualité, le célibat des prêtres. En France, ces questions se posent aussi : pourquoi ne les aborde-t-on pas en Église? Surtout quand le pape François encourage la synodalité? Telle est probablement sa motivation.

Claire Bernole : Cette militance fera-t-elle évoluer une doctrine très ferme sur la non-ordination des femmes?

Hervé Legrand : Difficile à dire. Certains catholiques se braqueront, d’autres n’y verront pas une priorité. Certes, Jean-Paul II a soustrait cette question à la discussion publique, mais au plan dogmatique, on en est resté à la position de Paul VI : « l’Église ne se sent pas autorisée à ordonner les femmes ». Depuis 40 ans, celles-ci sortent d’un silence hérité de l’apôtre Paul. Elles votent dans les conseils et les synodes diocésains et sont invitées aux synodes romains par le pape François qui envisage leur ordination au diaconat. Chez nous, la vie paroissiale repose largement sur elles et une centaine sont docteurs en théologie. Plus que les revendications personnelles ou les études savantes, leurs qualifications plaideraient pour leur ordination. Encore faudrait-il que les Églises régionales disposent d‘un droit particulier honorant les grandes variations culturelles de la condition féminine à travers le monde.
***
Au delà de l’interview de Réforme, Hervé Legrand poursuit sa réflexion :

Les 200 mots alloués ne permettaient qu’une théologie d’occasion, se limitant à des allusions aux questions de fond demandant plus ample réflexion. Il y en a pourtant quelques-unes, que je résume. Il y a

une question dogmatique

Dans le grand public et même parmi le clergé, on a compris la décision de Jean-Paul II excluant l’ordination des chrétiennes comme définitive et même infaillible. Ce qui est inexact : selon le droit canonique, une décision définitive peut être révisée au même niveau d’autorité. De plus, la décision de Jean-Paul II était de nature disciplinaire. Aussi sévère soit-elle à ce registre : un évêque, un provincial de religieux, un professeur de théologie dans une faculté reconnue par le Saint-Siège qui exprimeraient publiquement une opinion différente perdraient leur charge, cette mesure n’est pas pour autant d’ordre dogmatique. L’appui que Jean-Paul II croit trouver dans l’ordre voulu entre hommes et femmes par le Dieu Créateur comme dans la décision souverainement libre de Jésus de ne choisir que des hommes dans le groupe des Douze et la référence qu’il fait à sa propre autorité ne suffisent pas à rendre cette décision infaillible. Son préfet de la Congrégation pour la doctrine de la Foi, le Cardinal Ratzinger l’a reconnu, conformément aux critères ordinaires servant à interpréter le degré d’autorité des documents du magistère. De ce fait, la foi catholique n’est engagée que par l’énoncé de Paul VI, combien plus mesuré : « L’Église catholique ne se sent pas autorisée à ordonner les femmes ».

Il est nécessaire de connaître la valeur exacte des décisions du magistère pour éviter des troubles aux croyants en cas de changements possibles. Car le magistère lui-même, pour des raisons vraiment chrétiennes, a modifié de nombreuses positions toujours tenues jusqu’alors. C’est ainsi qu’il récuse désormais la peine de mort; qu’il promeut la liberté religieuse après l’avoir condamnée; de même que l’œcuménisme avec les frères séparés, jusqu’alors désignés comme « hérétiques » et « schismatiques ». Jusqu’à maintenant, seul des hommes peuvent représenter la foi et la communion de l’Église. L’avenir dira si on reconnaîtra la même capacité aux chrétiennes, car l’enjeu n’est pas féministe mais chrétien. Mais, si on s’y refusait, il est très important de savoir que ce n’est pas parce que notre foi l‘exclut.

une question œcuménique

Je ne mentionne pas la prière en commun du pape François et de l’archevêque-femme d’Uppsala seulement parce que je m’exprimais dans un journal protestant. Mais parce que, si la volonté de Dieu et du Christ était définitive et si claire, nous catholiques, nous ne pourrions pas envisager d’entrer en pleine communion avec les chrétiens de la Réforme, quand bien même on arriverait à un accord sur tous les autres sujets. Notre dialogue ne pourrait avoir l’unité comme but, puisque pour eux l’ordination des chrétiennes est un point de non-retour.

deux questions d’ecclésiologie

La démarche d’Anne Soupa oublie que l’accès aux ministères ordonnés exclut le registre de la candidature : toutes les liturgies d’ordination de l’Antiquité à nos jours le montrent. Dieu n’appelle pas autrement que par l’Église dont les différents membres attestent des qualités humaines et chrétiennes de celui qui sera ordonné. Ordonner un homme ou une femme parce qu’il/elle le désire n’est pas possible. Elle n’est excusable de poser sa candidature que parce que le droit canonique en vigueur depuis 1983 parle constamment de la même manière.

Autre question en jeu : le catholicisme actuel n’est pas assez catholique. Une extrême centralisation empêche toute inculturation légitime dans la diversité des mentalités collectives à travers le monde, alors que la catholicité se doit de conjuguer unité et diversité. Faute de droit particulier pour des Églises continentales, on ne peut prendre en compte l’extrême diversité de la condition féminine à travers la planète. D’où ma référence au synode allemand en cours qui retient cette question précise comme l’un des quatre points brûlants qu’il entend traiter. Cette question est d’ailleurs moins une question d’ecclésiologie qu’une question d’anthropologie chrétienne.

une question d’anthropologie chrétienne. C’est la plus fondamentale, car elle engage ce que nous disons de Dieu

Je ne pouvais l’expliciter en une phrase, dans le maigre espace alloué. Du fait de l’androcentrisme de toutes les cultures que le christianisme a traversées (il se vérifie même dans les cultures matrilinéaires), seul le genre masculin a été considéré jusqu’ici comme susceptible d’être théomorphe, c’est-à-dire d’être d’une certaine manière pleinement à l’image de Dieu ou susceptible de représenter le Christ. C’est ainsi que l’ensemble des Pères de l’Église enseignent que l’image de Dieu ne se trouve pas aussi bien réalisée dans les femmes que dans les hommes, notamment parce que, dans leur culture, l’autorité était l’apanage des hommes. Aujourd’hui encore, les énoncés magistériels estiment comme allant de soi que le Christ étant un homme, il ne peut être représenté que par un homme. Pourtant, dans notre foi, seule l’humanité de Jésus se voit accorder une signification dogmatique, mais non sa masculinité, toute androgynie étant exclue.

En réalité, pour répondre à la question de l’ordination des chrétiennes [une question neuve qui se pose dans la seule culture occidentale récente et à laquelle on n’a donc pas déjà répondu], le magistère s’appuie sur des raisons plus profondes que la simple ressemblance naturelle avec le Christ. L’incapacité des femmes à cet égard proviendrait du plan créationnel de Dieu et de l’incarnation dans un sexe masculin, qui seraient tous deux porteurs d’une symbolique relevant du plan divin. Ce qui revient à considérer que l’incapacité du sexe féminin à représenter le Christ serait de nature ontologique et pas seulement de nature culturelle.

Alors qu’une telle incapacité a de moins en moins de crédibilité dans notre culture occidentale, il est heureux pour notre foi, que ce privilège du sexe masculin ne soit pas théologiquement vraiment fondé. En effet, la masculinité du Christ ne fait pas partie du Credo. Nous y confessons qu’Il s’est fait anthropos ou homo, mais pas anèr ou vir, ce que l’infirmité de la langue française est incapable de rendre avec justesse, puisque le terme homme, qui traduit les termes grecs et latins, est nécessairement perçu comme masculin. Fidèle au Credo, saint Thomas d’Aquin n’accorde pas de portée dogmatique au fait que le Christ ait assumé le sexe masculin. Dans III Sent., dist. 12, q.3, a.1. et la Somme Théologique, III a, qu. 31, a.4, ad 1, il écrit : « Le sexe masculin est plus noble que le sexe féminin; c’est pourquoi le Christ a pris la nature humaine avec le sexe masculin »; c’est donc un motif de convenance, lié à la culture. Mais selon lui, comme pour le droit canon actuel (canon 861, § 1), une femme peut être ministre du Christ : cf. Somme Théologique III a, qu. 67, a. 4, c. : « De même qu’un laïc de sexe masculin peut baptiser comme ministre du Christ, une femme le peut aussi ».

Autrement dit, chez le prêtre homme, la communauté de genre avec le Christ ne peut constituer un titre à le représenter réellement. A cet effet, il faut qu’il représente la foi et la communion de l’Église; si une chrétienne avait la capacité reconnue de représenter cette même foi et cette même communion et d’y veiller, ne représenterait-elle pas le Christ, en ce que cette représentation a d’essentiel?

Il faut tout de même noter que la sérénité doctrinale de la réflexion en ce domaine est sérieusement perturbée par le contexte médiatique qui fait tant d’écho aux militances LGBT et aux résistances à la « théorie du genre ». Divers « complotistes » rejoignent la sensibilité des traditionnalistes à cet égard.

Quel que soit ce contexte, la question est vraiment théologique : la figure de Dieu s’y joue. Dieu le Père et le Christ Jésus ont-ils vraiment disposé que le sexe masculin seul pouvait être théomorphe? Dans la culture occidentale, attribuer cette décision et un tel visage à Dieu ne peut que créer des difficultés pastorales et missionnaires, bien au-delà des femmes. Et surtout cela n’honore pas la vérité de Dieu, en qui il n’y a nul sexe, et qui a créé les hommes et les femmes dans une égale dignité dans l’espace du salut, de la grâce et de leur manifestation.

Entrevue publiée dans Réforme du 4 juin 2020 (n° 3853) p. 8-9 et reprise dans Confrontations, le 3 juillet 2020 avec un complément d’Hervé Legrand.

Réforme

A propos Réforme

Le journal Réforme offre un regard protestant sur l'actualité politique, religieuse, sociale et culturelle. Le siège social est à Paris.
Ce contenu a été publié dans Femmes et hommes en Église, Les femmes en Église, Patriarcat. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à Contribution d’un théologien au débat en cours sur la candidature d’Anne Soupa

  1. Labbé dit :

    Voilà une réflexion que je vais garder précieusement dans mes dossiers et m’en servir pour apporter des arguments solides et cohérents

Répondre à Labbé Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.