Terre et femmes reliées

Il y a quelques semaines, on me demandait d’écrire un texte portant sur le synode régional de l’Amazonie. J’ignorais alors combien il me serait difficile de prendre parole, d’écrire sur ce sujet. Serais-je à un carrefour? Que pourrais-je dire? Il me semble que je ne trouve plus les mots. J’ai en mémoire les propos d’une ancienne collègue agente de pastorale qui travaille maintenant dans le secteur communautaire. Il y a quelques mois, elle me disait : « Christiane, l’Église, ça n’a aucune importance pour le monde aujourd’hui. Ça n’intéresse plus personne, les gens ne veulent rien savoir de ça! » Je m’attendais presque à me faire dire : « Décroche! »

J’étais étonnée de l’entendre s’exprimer ainsi. Elle qui avait tellement été impliquée en Église, dès son jeune âge même! Je me suis dit, se peut-il qu’elle ait raison? Que l’Église à laquelle j’aspire soit devenue archaïque avant même d’avoir pu exister? Se peut-il que l’Église soit restée tellement longtemps en parallèle des cris et des maux des populations qu’elle se retrouve maintenant sur la voie de garage dans une indifférence quasi totale? Et cette voix du pape François qui nous invite à être Église en sortie, par qui est-elle entendue? Pourra-t-elle rejoindre les indifférents et les rigidifiés?

Je salue l’audace du pape François de s’inscrire dans cette convergence internationale actuelle envers la protection de l’Amazonie et envers la crise climatique. Cette urgence climatique à laquelle nous faisons face actuellement requiert, comme nous y interpelle François, une conversion écologique intégrale. Une conversion qui nécessite un changement radical dans notre rapport à la nature et dans nos relations entre humains, fondées jusqu’à maintenant sur la dissymétrie et la violence. Comme agente de pastorale, je reconnais que l’agir du Pape pourrait avoir une incidence dans nos milieux pastoraux, car l’heure n’est plus aux paroles mais à l’action. Comme le dit saint Paul dans la première lettre aux Corinthiens : J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante. L’une de mes préoccupations est de faire connaître cette pensée du pape François, de sensibiliser les chrétiennes et les chrétiens aux enjeux qu’il soulève pour qu’elle devienne une façon de vivre l’Église. De mettre moi-même en pratique un agir pastoral cohérent avec son discours. Changer nos façons d’être en relation, aborder toute la vie avec respect et compassion semble si simple, mais cela implique de se défaire de nos conditionnements, de notre désir de toute puissance et de notre instinct de propriétaire colonialiste. Il m’apparaît important de bien saisir comment nous participons, nous aussi, aux structures oppressives et destructrices.

Dans le résumé du « Document final du Synode : l’Église s’engage à être une alliée de l’Amazonie », publié dans Vatican News, transparaît une prise de position claire en faveur des peuples autochtones d’Amazonie. J’étais curieuse d’y lire le chapitre 5 dans lequel on parle de la présence et du temps des femmes qui, apparemment, occupe un grand espace dans le document final. Suis-je la seule à toujours être un peu sur mes gardes lorsque la question des femmes en Église est abordée? Je ne sais jamais quelles lunettes mettre, comment lire les mots qui se présentent à moi. Le choix des titres et des phrases est recherché, raffiné même! C’est plus fort que moi, je cherche à savoir ce qu’ils cachent réellement. Par exemple, que veut dire « l’heure de la femme » ou encore « … présence vivante et responsable dans la promotion humaine »? Bien sûr, il est encourageant de voir que le Synode souhaite que les femmes soient entendues et qu’elles participent aux prises de décisions. Mais, je m’interroge sur la façon dont cela se fera. Cette participation des femmes aux prises de décisions devra-t-elle se faire à partir de paramètres établis d’avance? Les femmes seront-elles considérées comme des êtres humains à part entière, comme faisant partie elles aussi de toute cette vie; auront-elles la possibilité d’inventer un monde nouveau? Le document souligne que défendre la terre c’est défendre la vie, respecter le droit des peuples à l’autodétermination. Défendre la terre et défendre la vie, n’est-ce pas aussi et surtout défendre les conditions de vie des femmes? D’ailleurs, le Synode reconnaît que les femmes sont souvent victimes de violences de toutes sortes, et réaffirme l’engagement de l’Église à défendre leurs droits. Mais on ne doit pas passer sous silence que les conditions de vie et d’être des femmes sont intimement liées à notre rapport collectif à la nature, à nos pratiques imprégnées par les idéologies colonialistes et capitalistes, toutes deux issues du patriarcat. Il me revient un texte que j’ai écrit il y a quelques années pour la revue Appoint. Ce texte était monté en moi comme une blessure vive que rien ne peut apaiser. En voici un extrait :

Je suis votre colonie. Tout comme des milliards de femmes et d’enfants, tout comme les peuples et les pays étrangers que vous convoitez. Vous nous dépossédez, vous nous chosifiez, vous nous vendez, vous nous prostituez, vous nous torturez, vous nous violez, vous vous appropriez ce qui ne vous appartient pas. Combien de fois m’éventrez-vous pour extraire de toutes vos forces, de toute la force de vos machines, le fruit de mes entrailles? Combien de fois, pour votre profit, pour vos privilèges, au nom du progrès, me forcez-vous à produire du fruit? Celui que vous avez décidé. Au moment où vous l’avez décidé. Je ne suis là que pour satisfaire vos désirs et vos caprices et lorsque je vous ai tout donné de moi, vous vous détournez vers d’autres parcelles de moi à défricher et à conquérir. Bafoueurs de croyances. Au nom de votre Vérité, vous me labourez à m’en souiller. Après vos labourages, je deviens une meurtrissure stérile. Déracineurs de peuples; par vous, des millions d’hommes et de femmes sont devenues étrangères dans leur pays. Insensibles que vous êtes à leur cri d’amour; statues de pierres devant leur gouffre intérieur, comment pourriez-vous comprendre la tristesse de ces millions d’enfants arrachés à leur mère qui se meurt…1

Je suis convaincue que cette conversion écologique intégrale à laquelle l’Église est conviée est essentielle. Elle pourra être mise en application à la condition que s’opère en nous une réelle prise de conscience aux niveaux intellectuel, émotionnel et corporel, des blessures infligées (que nous infligeons selon la position que nous occupons dans la société) aux plus vulnérables. Ne faut-il pas ressentir intégralement, dans notre propre être, les oppressions vécues par les femmes et les blessures infligées à la terre, pour reconnaître qu’elles sont intimement liées? S’ouvrir à ce fondement de l’écoféminisme peut nous permettre de changer le regard que nous portons sur toute la vie et transformer réellement le monde. Comme être vivant.e.s, nous participons à l’écosystème planétaire. En prendre conscience collectivement nous permet de reconnaître que la justice écologique est inévitable. Prendre soin de notre maison commune implique d’abord de soigner nos relations humaines pour rétablir l’équilibre entre les hommes et les femmes, dans tous nos rapports humains et dans nos rapports avec la nature. Cette transformation de nos relations en des rapports égalitaires et respectueux ne pourra se faire sans un souci de justice et sans une vision globale de toute la création. Quel sens donner au titre « gardiennes de la création et de la maison commune » que le Synode attribue aux femmes de l’Amazonie? Un tel titre pourrait être piégé s’il ne vise qu’à inviter aimablement les femmes à poursuivre ce que bon nombre d’entre elles font déjà. C’est-à-dire, soutenir des structures qui figent les femmes dans un rôle défini, dans ce qu’on attend d’elles. Appliquer à l’intérieur de leurs maisonnées les exigences qui proviennent de l’extérieur et s’assurer que tout est transmis en conformité.

À l’heure où la terre n’en peut plus, où elle meure à grand feu; à l’heure où des milliers de femmes sont encore victimes de violences, d’exploitation et de traite humaine, je crains que nous manquions de temps pour sauvegarder notre maison commune. Je reconnais que la prise de position du Synode en faveur de l’Amazonie est un chemin d’ouverture et une invitation à entendre le cri de la terre et le cri des pauvres. Une invitation à transformer nos pratiques et à nous ouvrir à la culture de l’autre. À reconnaître la place et les droits des femmes.

Je termine mon texte en me demandant s’il fait du sens. Tiens! Pour la première fois en trente ans, la tuerie de Polytechnique est enfin reconnue comme un crime anti-femmes! Il en aura fallu du temps! Sensibilisation, mobilisation, acharnement. Les cœurs changent. La vie se transforme. Le passé est tout près, le présent est au creux de mes mains, l’avenir… qui sait?

Christiane Lafaille
Coordonnatrice des activités paroissiales, paroisse La Bienheureuse Marie-Rose Durocher
Responsable de la Halte Marie-Rose
Répondante diocésaine à la condition des femmes

1 TERRE SACRÉE Appoint, vol. XLVI, no 257, avril 2014

Christiane Lafaille
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A propos Christiane Lafaille

Formée en théologie et en accompagnement spirituel et engagée depuis plusieur année en pastorale sociale dans le diocèse Saint-Jean-Longueuil, Christiane Lafaille est coordonnatrice des activités paroissiales et responsable du lieu de ressourcement la Halte Marie-Rose de la paroisse La Bienheureuse Marie-Rose Durocher (Greenfiel Park et Lemoyne) Elle est répondante diocésaine à la condition des femmes et membre de l’équipe de rédaction de la revue « Appoint ».
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3 réponses à Terre et femmes reliées

  1. Lise Laroche dit :

    Allô Christiane,

    Je te retrouve bien dans la justesse de tes questionnements et la cohérence de ton engagement féministe et chrétien. Merci pour l’audace de ta parole et bonne continuité !
    Mes salutations à Daniel

  2. Eileen Perry dit :

    Étouffer les cris des femmes et de la terre sous prétexte de vouloir tout contrôler pour le bien de tous… Être féministe et chrétienne en 2020 sera-t-il encore possible…

    Merci Christiane pour la justesse de ton texte et aussi ta venue en Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine avec Daniel pour animer les rencontres « Une Église en sortie »… et d’avoir écouter les « cris » et les « rêves » de près de 120 personnes !

  3. Gisele Turcot dit :

    Bonjour Christiane,
    Ton questionnement sur les termes employés pour saluer, en Amazonie, l’heure des femmes, leur contribution, recevra, je l’espère, une réponse éclairante. Il ne sera pas facile de passer du connu à une étape de transformation des relations hommes-femmes, en Amazonie et ailleurs.
    Ton article nous garde bien lucides. Merci de ton engagement à la cause.
    Merci également d’avoir contribué à la belle déclaration de l’AECQ intitulée « Se souvenir pour agir ».

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