Les étapes d’une conscientisation : l’émergence de la pensée féministe dans la société et dans l’Église

On ne peut étudier l’évolution de la réflexion sur la place de la femme dans l’Église, et a fortiori sur son accès aux ministères ordonnés, sans mentionner en parallèle les principaux événements survenus dans la société et qui ont puissamment contribué à nourrir cette réflexion. La montée du féminisme en Occident, depuis le XIXe siècle, a progressivement motivé les chrétiennes à réviser fondamentalement le statut qu’on leur avait attribué jusque-là dans l’Église catholique romaine.

Dans un pays de chrétienté comme le Québec l’a été jusqu’à la Révolution tranquille, les premières militantes des droits civils des femmes, côté francophone, furent pourtant des femmes catholiques déjà engagées au plan social. Je m’en voudrais de ne pas rappeler ici les noms de Marie Gérin-Lajoie et de Caroline Béique, fondatrices de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, et premières promotrices du droit de vote des femmes au niveau provincial. Les Canadiennes votaient déjà au plan fédéral depuis 1918 et le Québec était la dernière province du Canada à leur refuser ce droit à cause, principalement, de l’opposition formelle de l’épiscopat. L’échec de ces catholiques loyales, en 1923, amenèrent les militantes à fonder plus tard un organisme aux structures neutres pour reprendre le combat avec, cette fois, les Idola Saint-Jean et Thérèse Casgrain. Leur entreprise ne sera couronnée de succès qu’en 1940, vingt-deux ans après leurs compatriotes protestantes des autres provinces.

D’autres gains ont été ensuite réalisés, accès aux professions libérales, à la magistrature, allocations familiales, élections aux Communes et à l’Assemblée nationale et j’en passe. Mais tous ces gains ont été obtenus hors des structures d’une Église qui regardait avec inquiétude cette participation accrue des femmes à la vie sociale et politique du Québec (qu’on pense ici à l’opposition instituée des Écoles ménagères de Mgr Tessier contre les collèges classiques féminins).

Cette brève évocation du terreau féministe qui se mettait lentement en place au Québec à cette époque nous fait mieux comprendre la réception positive et parfois enthousiaste des Québécoises à plusieurs événements extérieurs qui contribuèrent puissamment ensuite à faire avancer notre réflexion sur la condition féminine dans la société et dans l’Église. Et ce, bien avant la fameuse prise de parole du cardinal George Flahiff en 1970.

C’est dans la décennie des années ’50 en effet que sera publié un best-seller qui sera bientôt traduit en plusieurs langues et fera rapidement le tour du monde occidental, je veux parler du Deuxième sexe de la philosophe française Simone de Beauvoir. Cette somme imposante mettait pour la première fois à jour la situation d’aliénation dévolue aux femmes par la culture des sociétés patriarcales. « On ne nait pas femme, disait-elle, on le devient ». Ce livre rigoureux et documenté sera lu, analysé et abondamment discuté au Québec en dépit des vives mises en garde des autorités religieuses.

Au même moment apparaissait, encore en France, un livre d’Albert Memmi, Le portrait du colonisé qui décrivait la situation du colonisé Algérien amené à intérioriser la vision rapetissante et paternaliste que se fait de lui le colonisateur. Si ce brûlot a des répercussions certaines ici sur la manière de formuler politiquement la question nationale, il est également lu par des féministes québécoises qui découvrent là une autre grille d’analyse de leur assimilation à une définition d’elles-mêmes formulée à partir de la domination de l’autre.

Au cours de la décennie suivante, en 1963, paraît un autre best-seller, en provenance des États-Unis cette fois, c’est celui de la militante féministe Betty Freidan et qui sera rapidement traduit en français sous le titre de La femme mystifiée. L’auteure procède à une analyse décapante de cette « mystique féminine » qui glorifie le rôle d’épouse, de mère et de maîtresse de maison hors pair. Elle démonte ce procédé qui a pour effet, sous prétexte d’hommage, de restreindre le rôle de la femme aux limites de son foyer et de générer chez elle un certain sentiment de culpabilité si elle fait mine d’en sortir. Des chrétiennes ont tôt fait d’appliquer cette grille de lecture à leur propre situation dans l’Église. L’exaltation de la dévotion mariale sous-tend le discours tout aussi mystifiant sur le rôle complémentaire et indispensable de la femme dans l’Église, sur sa spiritualité du don de soi, de la place éminente qu’elle tient dans l’économie du salut. Comme dans le livre de Freidan, on la hisse sur un piédestal pour mieux l’empêcher d’agir sur le terrain.

Mais si rien ne semble devoir changer dans le discours et les pratiques de l’Église au Québec, au même moment en 1964, le bill 16, piloté par la première femme ministre, Claire Kirkland-Casgrain vient mettre fin à l’incapacité juridique de la femme. La voilà donc, tout comme l’homme, son égale et citoyenne à part entière. L’Église catholique est loin d’en être là.

Trois ans plus tard, une universitaire américaine de renom publie à son tour un brûlot : c’est Sexual politics de Kate Millet bientôt traduit en français sous le titre de La politique du mâle. Ce livre-là, lui aussi, sera lu et discuté ici dans un grand nombre de colloques et d’émissions d’affaires publiques. Cette vision patriarcale du pouvoir décrite par Millet et diffusée de plus en plus par les média rejoint, elle aussi, celle qui s’élabore dans les instances féminines de l’Église. Depuis plus de vingt ans que les Québécoises votent à tous les paliers de la société civile, elles prennent de plus en plus conscience de l’absence totale d’instances démocratiques dans leur Église. Bien qu’elle se défende d’avoir à se conformer aux structures politiques existantes, l’Église catholique romaine fonctionne, dans les faits, comme une monarchie masculine absolue. C’est pourquoi à la même époque et pour agir plus efficacement, une militante chrétienne, Simone Monet-Chartrand fonde, avec d’autres, la Fédération des femmes du Québec. Encore une fois, c’est à l’intérieur de structures laïques que la cause des femmes est appelée là aussi à progresser. Des publications comme La vie en rose ou Québécoises deboutte véhiculent le message.

Mais l’événement le plus déterminant de la conscientisation des femmes en Église se situe en 1968 et c’est une affaire interne à l’Église, « l’affaire de la pilule ». En 1960 en effet, un moyen de contraception, cette fois à base chimique, est mis sur le marché aux États-Unis et se trouve rapidement commercialisé dans le monde. Le Canada n’est pas en reste. Sous des pressions venues de toutes parts, particulièrement en provenance des Églises d’Occident, Rome doit consentir à créer une commission spéciale pour étudier le caractère, peccamineux ou non, de ce nouveau moyen de contraception qui utilise, cette fois, une hormone présente naturellement dans l’organisme féminin.

La commission romaine comprendra cependant une seule femme, une Philippine, répondant au nom prédestiné de « Conception »… Tous les autres membres seront des hommes dont—et cela va de soi—une pléthore de casuistes. La commission rendra malgré tout un rapport favorable à l’élargissement de la discipline conjugale, rapport que Paul VI, sous l’influence du futur pape polonais, le cardinal Wojtyla, rejettera en 1968 avec la publication de l’encyclique Humanae vitae. Cette décision plongera l’opinion laïque mondiale dans la consternation.

Au Québec, Humanae vitae marquera une étape capitale dans l’évolution de la conscience des femmes catholiques. Après l’encyclique, un grand nombre abandonneront tout bonnement toute pratique religieuse. Leurs conjoints et leurs enfants en feront autant. Une écrasante majorité de pratiquantes décidèrent de passer outre et de laisser à la conscience du couple la responsabilité de décider de la manière d’effectuer leur planification familiale.

Quant à eux, les prêtres québécois cessèrent massivement d’aborder le problème au confessionnal et les cours d’enseignement religieux se gardèrent bien d’en faire la moindre allusion en classe. La question avait été réglée en un temps record par les catholiques et les femmes avaient vécu là une première et importante expérience de résistance.

Cette expérience aura ensuite des retombées non négligeables sur bien d’autres aspects de la vie en Église dont la liturgie n’est pas la moindre. Il va de soi que nos évêques purent constater et déplorer eux-mêmes les effets ravageurs de l’encyclique sur la communauté chrétienne québécoise. Nous venions tous et toutes de vivre un grand tournant dans la manifestation de nos attentes. Force était de tourner la page et de passer à autre chose. Le temps était d’ailleurs propice : à Ottawa s’ouvrent alors les assises de la Commission Bird sur la situation de la femme. On est à même de mesurer de plus en plus le décalage qui sépare les droits des citoyennes de ceux des citoyennes catholiques.

C’est donc en 1970 que le cardinal George B. Flahiff, dans une déclaration dont nous nous rappelons particulièrement aujourd’hui, décide de briser l’omerta observée jusque-là à Rome sur la question des ministères féminins. Au nom des évêques du Canada dont il était alors le président, il recommande au synode romain de former « immédiatement » une commission mixte afin d’étudier en profondeur la question des ministères féminins dans l’église.

Rome ayant l’éternité devant elle mettra trois ans à mettre précautionneusement une telle commission sur pied. Mais dès 1972 Paul VI avait déjà pris soin d’administrer préalablement une douche froide aux membres de la commission aux termes d’un motu proprio, Ministeria quaedam, réservant aux hommes les ministères du lectorat et de l’acolytat. Les femmes peuvent déjà imaginer le sort réservé, en pareils termes, au diaconat et au sacerdoce ! En 1974, la commission remettra néanmoins un timide rapport dont on ne tiendra aucun compte. Elle sera tout bonnement abolie en 1976.

La Curie a donc pris la situation bien en main. Aussitôt la commission abolie, la Congrégation pour la doctrine de la foi publie, la même année, un document intitulé Inter signores qui affirme que l’Église ne se considère pas autorisée à admettre les femmes à l’ordination sacerdotale.

Jean-Paul II ayant succédé à Paul VI jugera l’affaire assez sérieuse pour lui consacrer une encyclique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation spécifique de la femme, vocation qui, bien sûr, n’a rien à voir avec l’exercice des ministères. Mais plus que jamais, la femme est hissée sur un piédestal et entourée de l’aura glorieuse de la « mystique féminine » si bien décrite par Betty Friedan. Le cardinal Ratzinger, toujours préfet de l’ex Saint-Office, en rajoutera en 2004 dans une lettre consacrée au thème bien connu de la collaboration et de la complémentarité entre l’homme et la femme dans l’église, encore à l’exclusion, bien sûr, du partage des ministères.

Mais durant toutes ces années de piétinement du dossier, plusieurs évêques du Québec, parmi les plus chauds défenseurs de Vatican II, interviennent ponctuellement en faveur de l’avancement du dossier des femmes dans l’Église. Souvenons-nous de ces alliés disparus que furent le cardinal Vachon, Mgrs Lebel, Hubert, Hamelin et Ouellet. C’était une bien belle époque.

Mais passons à 1994. Jean-Paul II affirme désormais dans une lettre apostolique que « l’ordination sacerdotale est exclusivement réservée aux hommes et cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles ». Cette déclaration, comme on peut s’y attendre, provoque un tollé au Québec et des requêtes en contestation auprès du président de la CECC s’accumulent. Le Devoir s’empresse d’en faire état. Avec les semaines, plus de 2000 signatures seront réunies, témoignage dont nos évêques prendront bonne note. À leur visite ad limina de 2007, ils déclareront que « la transformation de la femme dans la société interpelle de plein fouet la réflexion et l’action ecclésiale ». Mais dans une Église postconciliaire qui a vidé le synode des évêques de tout contenu et maintenu ses structures anti-démocratiques en place après le Concile, que peuvent la bonne volonté et les efforts d’un petit épiscopat comme le nôtre ?

Le dossier des ministères féminins est inexorablement lié à la restauration de l’esprit et des pratiques de Vatican II comme à l’avènement de structures démocratiques dans l’Église. Sur un tel terrain, femmes et hommes mènent un même combat.

Table ronde sous le thème : 40 ans de ténacité des femmes en Église tenue à Québec et organisée pas Femmes et Ministères à l’occasion du 40e anniversaire de la déclaration du cardinal George B. Flahiff en faveur de l’ouverture des ministères ordonnés aux femmes lors du synode de Rome en 1971.

Hélène Pelletier-Baillargeon

A propos Hélène Pelletier-Baillargeon

Femme de lettres québécoise, journaliste, essayiste et biographe, Hélène Pelletier-Baillargeon occupe une place importante dans la société et l'Église du Québec. Auteure de « Marie Gérin-Lajoie, de mère en fille, la cause des femmes » (Boréal Express, 1985), codirectrice de « Simone Monet-Chartrand, un héritage et des projets » (Éditions Fides et Remue-ménage, 1993), elle est lauréate du prix Rosaire-Morin 2011 de L'Action nationale. Elle devient chevalière de l’Ordre national du Québec en 1999.
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