Sur un débat clos

Par une lettre datée du 22 mai 1994, le pape Jean-Paul II a notifié sa volonté de clore le débat sur l’admission des femmes à l’ordination sacerdotale, un débat qui avait motivé une intervention de Paul VI en 1975 suivie d’une Déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi demandée et approuvée par lui en 1976, dont son successeur reprend pour l’essentiel l’argumentation. Je ne m’étais pas impliqué moi-même dans cette discussion, estimant alors que des questions plus urgentes se posaient sur le plan de l’organisation de l’Église. Interrogé à l’occasion sur ce sujet, je répondais que le Nouveau Testament n’en soufflait mot, que la tradition de l’ Église ne s’en était pas davantage occupée, qu’il n’y avait pas d’argument théologique s’opposant de façon décisive à l’admission des femmes au sacerdoce, que le seul véritable obstacle venait de la pratique constante de l’Église, mais que cet obstacle n’était que disciplinaire, ce qui laissait le champ libre au débat d’idées. J’avais le sentiment, ce disant, d’exprimer l’opinion la plus répandue chez les théologiens qui s’étaient intéressés à ce débat. Voici quelques années, un ecclésiologue de renom avait publié une étude de fond sur la question; après une analyse minutieuse de la Déclaration de 1976, de son origine, de sa forme juridique, il estimait qu’elle ne constituait pas un enseignement de foi au sens précis du terme (« Elle n’engage pas le magistère », disait le commentaire qui l’accompagnait); ne trouvant pas non plus d’argument contraire dans l’Écriture (jugement confirmé par une réponse de la commission biblique de 1976), ni dans la Tradition, il concluait que le problème restait ouvert et que sa solution pratique devait être laissée à la prudence du jugement pastoral de l’Église, —conclusion que je trouvais fort sage et largement partagée autour de moi.

C’est pourquoi la Lettre de Jean-Paul II a jeté le trouble chez nombre de théologiens, qui se demandent comment ils vont pouvoir donner un « assentiment plénier et inconditionnel » à une doctrine jusqu’ici le plus communément tenue pour un point de fibre discussion. J’ai été témoin de ce trouble au cours de rencontres avec des collègues enseignants, et notamment à la faveur d’un colloque organisé par la Revue (sur un tout autre sujet) au début de l’été et qui réunissait une centaine de théologiens, majoritairement français et catholiques, mais aussi un bon groupe d’étrangers et de protestants. Tous souhaitaient que leurs interrogations puissent s’exprimer publiquement et demandaient des éclaircissements.

Est-il permis de le faire, alors que le débat est clos? Je voudrais m’y essayer sans rouvrir le dossier proprement dit, c’est-à-dire sans plaider en faveur de l’admission des femmes au sacerdoce, d’autant plus que je persiste à penser que cette question ne doit pas être traitée isolément, mais prendre place dans un réexamen d’ensemble des structures de société propres à l’Église catholique. Je m’inspirerai pour cela d’une démarche récente des évêques de Belgique qui, transmettant sans réticences l’enseignement du Pape à leurs fidèles, estimaient de leur devoir « pastoral » de « répercuter honnêtement auprès des instances centrales de l’Église le désarroi éprouvé par une partie des fidèles ». Semblablement, mais sans m’adresser à quelque autorité que ce soit, sans être mandaté par quiconque, sans engager d’autre responsabilité que la mienne, à mon titre modeste de directeur d’une revue de « recherches » depuis quelque vingt-cinq ans, j’estime qu’il relève de la déontologie de ma fonction de faire connaitre le désarroi de nombreux théologiens, et de poser une question, une seule : comment un débat généralement considéré comme ouvert à la recherche pourra-t-il soudain être tenu, dans la foi, pour « définitivement » clos, ainsi que s’exprime le Pape?

Mais l’est-il vraiment? D’après la même déclaration des évêques belges, ce mot « définitif » ne doit pas être entendu « comme une interdiction de penser ou de parler, ou comme un effort pour imposer le silence » : on peut donc en discuter encore? La « Note de présentation de la Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis », voulant préciser sa portée doctrinale—ce qu’on appelle en termes techniques la « note théologique »—, écrit qu’il s’agit simplement « d’une doctrine enseignée par le Magistère pontifical ordinaire de manière définitive, c’est-à-dire proposée (…) comme certainement vraie ». Que signifie cette expression? II est de la nature affirmative de tout jugement, quel qu’il soit, de s’énoncer sous la raison de vrai, sans qu’il soit besoin de le dire, moins encore de le certifier. Ou veut-on préciser qu’il s’agit d’une doctrine « théologiquement certaine », qualification qui concerne d’ordinaire les conclusions déduites d’une ou deux prémisses tirées de la révélation? Mais de telles propositions, « certainement vraies » ou « théologiquement certaines », n’ont jamais été considérées comme s’imposant à l’assentiment de la foi, à cause de l’interposition d’un raisonnement qui interdit de les assimiler à la pure « parole de Dieu ». Combien de ces propositions, gloire et enjeu des joutes scolastiques d’antan, ont totalement disparu de l’enseignement de la théologie! Mais alors, s’il ne s’agit que de cela, pourquoi la Note de présentation poursuit-elle que cette doctrine « n’appartenant pas aux matières ouvertes à la discussion, requiert donc l’assentiment plénier et inconditionnel des fidèles », ce qui ne doit se dire que des vérités de la foi proprement dites? C’est vraisemblablement ce que veut faire comprendre la Note quand elle ajoute que « cette déclaration du Souverain Pontife constitue un acte d’écoute de la Parole de Dieu et d’obéissance au Seigneur ». Avec plus de vraisemblance encore, c’est ce que veut dire le Pape quand il déclare sur un ton solennel son intention de « confirmer » la foi de ses frères (avec référence à Luc 22, 32). Si c’est cela que nous devons comprendre, pourquoi ni la Lettre ni la Note ne disent-elles clairement et simplement qu’il s’agit d’une « vérité de foi »? Cette qualification, tranchante et bien connue, eut dirimé le débat, « définitivement ». La chose est insinuée de bien des côtés, un seul mot eût suffi à la clarifier, il n’est pas prononcé. Les mots ont de l’importance pour les théologiens, surtout celui-là, qu’il n’est pas permis de galvauder  : rien ne pourra les empêcher de supputer les raisons de son absence, et par quelle logique leur interdirait-on de réentrouvrir un débat dont la clôture est sujette à discussion?

Le Pape écrit cette lettre, cependant, « afin qu’il ne subsiste aucun doute sur une question de grande importance ». Mais il ne suffit pas qu’ildise que ceci est la vérité, pour que tout doute soit radicalement dissipé, encore doit-il montrer où cette vérité est contenue, car la foi ne peut prendre assurance que sur l’autorité de Dieu se révélant. Aussi nous sont présentées les « raisons fondamentales » de la doctrine ici soutenue, qui sont au nombre de trois d’après le texte de Paul Vl cité par Jean-Paul ll : « L’exemple du Christ (…) la pratique constante de l’Église (…) et son magistère vivant, de façon continue », et que la Note de présentation énumère un peu différemment : « l’exemple du Christ, la pratique des Apôtres et le Magistère constant de l’Église (…) également les autres documents récents du Magistère ». Le magistère constant ou continu fait-il nombre avec la pratique constante de l’Église, sa tradition, ou lui est-il identifié? Cela ne ressort pas clairement des deux textes cités. En fait, on ne connaît pas d’actes exprès du magistère authentique sur cette question, pas de définitions conciliaires ou pontificales en dehors des documents récents ci-dessus allégués, qui ne font pas mention eux-mêmes d’autres autorités, sans quoi il n’y aurait pas eu de discussion sur ce point. La façon de s’exprimer de Jean-Paul II parait plus claire : « … la doctrine sur l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes (a) été conservée par la Tradition constante et universelle de l’Église et (est) fortement enseignée par le Magistère dans les documents les plus récents ». Le « magistère » n’est donc représenté en cette affaire que par des actes récents du magistère pontifical dit « ordinaire ». C’est du reste ce que reconnait la Note de présentation : la Lettre du Pape, dit-elle, ne fait que « confirmer une certitude constamment admise et vécue par l’Eglise. Il ne s’agit donc pas d’une formulation dogmatique nouvelle, etc. ».

Ce « donc » est curieux. II n’est aucune définition dogmatique, qu’elle émane d’un concile ou d’un pape, qui ne soit la reprise et la confirmation d’une certitude de foi antérieure; aucune nouvelle définition dogmatique n’est, en principe, une vérité de foi nouvelle, en vertu de l’adage : seul doit être cru ce qui a été de tout temps et partout cru et enseigné en tant que vérité révélée. Une nouvelle définition ne fait donc que formuler, préciser, expliciter une vérité antérieurement crue et enseignée, en confirmant qu’elle appartient bien au « dépôt » de la révélation et de la foi; c’est pourquoi elle s’accompagne d’habitude d’une formulation de ce type : « ainsi que l’Église l’a toujours cru et enseigné »; c’est pourquoi aussi un croyant accorde un assentiment égal à toutes les vérités de la foi, qu’elles soient revêtues d’une autorité défìnitoire particulière, ou qu’elles lui soient simplement proposées par ce qu’on appelle la prédication ordinaire de l’Église.

Il ne peut en aller autrement pour les actes du magistère pontifical ordinaire (je ne discuterai pas de la propriété de ce terme, qui peut créer confusion avec l’emploi précédent). Que la Lettre de Jean-Paul II ne soit pas une définition de foi, malgré un ton solennel qui pouvait faire illusion, nous en prenons volontiers acte. Pour un catholique, ce ne serait pas un motif de marchander son assentiment à la doctrine qui y est soutenue, dès lors qu’elle appartiendrait à la foi antérieure de l’Église et que cela lui serait clairement montré. Les actes de ce magistère constituent de nos jours une littérature abondante autant que diverse, difficile à cerner et à discerner. Les gens de curie et théologiens officieux ont coutume de les envelopper d’un flou subtil (notre Note en est un bon exemple), revendiquant au bénéfice de ces documents— souvent au titre de « vérités connexes » à la révélation—un assentiment de foi sans toutefois l’imposer formellement, soit parce que leur nature s’y prête mal soit par manque d’arguments « indiscutables ». Toutes ces subtilités sont finalement de peu d’importance. Car ce n’est pas l’autorité du pape qui fait la certitude de la vérité qu’il affirme, ni la certitude de son appartenance au dépôt de la foi, moins encore celle de la foi qui lui est accordée. La parole du pape ne se substitue pas à la voix de l’Église des siècles passés, elle ne peut que la faire réentendre. Elle peut être très précieuse pour montrer et pour confirmer qu’une vérité appartient bien à la foi de l’Église, dans les cas où cette appartenance est mal perçue ou discutée,—et tel est bien le cas qui nous occupe. Quand cela a été fait et vu, sans qu’aucun doute subsiste, alors l’obéissance de la foi est possible et due; mais elle ne s’arrête pas à la parole du pape, elle va directement à la vérité révélée, là où celle-ci est montrée de tout temps contenue et crue, dans la tradition de prédication ordinaire de l’Église qui lit les Écritures à ses fidèles. Voyons ce qu’il en est.

L’enseignement de Jean-Paul II, dit la Note de présentation, est « fondé sur la Tradition constante et universelle qui a réservé depuis le commencement l’ordination sacerdotale aux hommes ». Le fait est incontestable, et le Pape est en droit d’en conclure que cela doit toujours se faire puisque cela s’est toujours fait (quoiqu’il ne soit pas sûr que sa décision ait pouvoir de lier « définitivement » ses successeurs) » Mais ce ne serait jamais qu’un point de discipline sacramentelle. Or, on veut que cette pratique ait valeur d’enseignement doctrinal : comment le sait-on, comment parvient-on à le tenir?

Le Pape cite une autre Allocution de Paul Vl, disant en 1977 que « le Christ a donné à l’Église sa constitution fondamentale et l’anthropologie théologique qui a toujours été observée ensuite par la Tradition de cette même Église ». Où et sous quelle forme trouve-t-on enseignée cette anthropologie »? La Déclaration de 1976, il est vrai, Jean-Paul II en fait la remarque, développe « d’autres raisons théologiques », qu’on peut bien appeler anthropologiques, « qui mettent en lumière la convenance de cette disposition divine »; mais des « raisons de convenance », par définition, n’appartiennent pas intrinsèquement à l’enseignement de la foi. Suffit-il que l’exclusion des femmes du sacerdoce soit « observée » pour en faire une vérité enseignée? Où trouvons-nous celle-ci intégrée à la prédication du salut qui constitue l’essence même de l’enseignement de la foi? On a discuté dans les écoles de théologie de l’aptitude de la femme à l’ordination sacerdotale exactement comme on discutait des qualités requises pour la réception de tout autre sacrement, mais il n’y a jamais eu un vrai débat d’Église sur cette question; on ne peut donc pas dire qu’elle a été tranchée, puisqu’elle n’a jamais été posée sous la forme précise de l’exclusion. L’explication la plus obvie est que l’Église s’est inspirée tout naturellement et sans se poser de question des coutumes qui avaient cours au sujet des femmes dans les sociétés du temps.

La Note de présentation écarte vivement cette explication : « S’agissant d’un sacrement et non d’une organisation sociale, il (le sacerdoce ministériel) ne peut être compris qu’à la lumière de la révélation du Christ, transmise dans l’Écriture interprétée par la Tradition. » Le sens de cet avertissement est clair : les sciences historique et sociologique n’ont rien à dire en cette affaire, I’exclusion de la femme des charges de l’Église n’a rien à voir avec son exclusion des charges publiques de la société. Quel esprit critique sera-t-il disposé à admettre cela? Cette pratique de l’Église est un fait social et historique qui participe nécessairement du même phénomène d’exclusion qu’on observe à la même époque dans la même société, elle relève du même type d’explication anthropologique. Quand s’est déclenché le mouvement de revendication des droits de l’homme et des libertés de l’individu, ou, plus récemment, celui de l’émancipation de la femme et de l’égalité de ses droits avec l’homme, I’Église a-t-elle tellement brillé par sa générosité et son libéralisme qu’elle puisse prétendre ne s’être jamais laissée imprégner par une culture inégalitaire? À tenir ce langage, à se dérober avec raideur aux analyses des sciences humaines, elle s’empêche de communiquer avec la pensée de son temps et donne prise à l’accusation de s’enfermer dans un discours sectaire et peu crédible.

Même en restant à l’intérieur d’une stricte théologie révélée, rien n’impose de tenir l’exclusion de la femme du sacerdoce pour une vérité révélée. Car c’est un point qui concerne la discipline de l’administration des sacrements, et celle-ci n’a jamais été considérée comme partie intégrante de leur essence, à preuve qu’elle a beaucoup varié au cours de l’histoire pour chaque sacrement. Même si c’était le cas, il faudrait s’entendre sur la définition de cette essence, car on trouverait bien des changements dans la désignation des rites censés lui appartenir.

Toutefois, une explication de type culturel n’empêche pas que cette pratique, si ancienne et si constante, ne relève aussi d’un principe surnaturel et d’une attitude de foi: de la volonté de l’Église d’imiter le Christ et de lui obéir. La Lettre raisonne ainsi: en voyant le Christ choisir ses apôtres parmi les hommes uniquement, et les apôtres à leur tour choisir pour successeurs des hommes uniquement, et en réfléchissant que « dans ce choix se trouvaient inclus ceux qui, dans le temps de l’Église, continueraient la mission confiée aux Apôtres de représenter le Christ », l’Église a compris qu’elle n’avait pas le pouvoir d’ordonner des femmes prêtres, et c’est cela qu’elle enseigne par sa pratique. Que penser de ce raisonnement?

Qu’il va trop vite et trop loin, qu’il passe, sans justification logique, d’un uniquement à un exclusivement d’un présentement à unperpétuellement et cela à deux reprises. L’Église voit le Christ appeler des hommes uniquement, et les apôtres faire de même : elle ne le voit pas faire un choix entre hommes et femmes et exclure ces dernières d’une volonté délibérée et perpétuelle. D’où le saurait-elle, puisque aucun texte du Nouveau Testament ne notifie une telle interdiction? Nous la voyons ordonner des hommes uniquement, et nous disons que cette pratique exprime l’intention d’exclure à jamais les femmes de l’ordination sacerdotale. D’où le savons-nous, puisque l’Église ne le proclame pas dans sa prédication orale? Sa pratique d’ordination témoigne d’un fait passé : elle répète ce qui s’est fait initialement; tout fait institué porte en soi la loi de sa répétition dans le présent et le proche futur, mais ne préjuge pas de sa perpétuité; aucune pratique sacramentelle n’interdit qu’il soit fait autrement dans un avenir imprévisible, si cela s’avère nécessaire pour faire face à des besoins nouveaux. L’histoire des sacrements, précisément, est pleine de changements aussi importants que celui que voudraient conjurer les papes de notre temps; par exemple, le passage, qui s’est fait sur plusieurs siècles, de la pénitence unique et publique à la pénitence multiple et privée. Dans le cas de l’ordination, quand l’Église voit le Christ appeler des apôtres et ceux-ci se choisir des successeurs, ce qu’elle regarde avant tout, ce n’est pas le sexe des personnes appelées, c’est la volonté du Christ que des ouvriers soient incessamment envoyés travailler à sa mission. Voilà la loi fondamentale et absolue à laquelle l’Église obéit et qu’elle enseigne comme une vérité révélée par la pratique ininterrompue des ordinations sacerdotales. Si elle se voit dans le besoin d’ordonner des femmes pour remplir sa mission, soit parce que les hommes ne se présentent plus en nombre suffisant, soit parce que les fidèles réclament instamment un ministère de femmes, qu’est-ce qui pourrait empêcher l’Église de changer sa pratique, comme elle l’a fait si souvent dans le passé pour d’autres sacrements? L’obligation de pourvoir à sa mission est le seul absolu qui s’impose à elle.

Or, n’est-ce pas ce besoin nouveau qui s’exprime à travers le désarroi des fidèles que les évêques de Belgique se sont fait un devoir pastoral de transmettre à Rome? L’histoire de l’Église est riche en enseignements qui permettraient de chercher une réponse à cet appel, à condition de se mettre à l’écoute de l’histoire qui requiert la patience de la recherche. Aussi les théologiens éprouvent-ils à leur tour un grand désarroi de voir cette histoire réécrite en forme de dogme par voie d’autorité, et ses dossiers hâtivement refermés. Mais cette intervention ne fournit pas la preuve que la pratique historique de l’ordination des hommes enseigne comme vérité révélée l’interdiction d’ordonner des femmes. Au mieux pourrait-on supposer que l’Église a supposé que telle était l’intention manifestée par le choix des apôtres. Mais de telles suppositions, quel que soit leur degré de vraisemblance, ne peuvent pas constituer un enseignement révélé ni fournir à la foi la certitude qu’elle exige.

À moins qu’on ne puisse acquérir l’évidence, par une étude plus approfondie du Nouveau Testament, que le choix du Christ a réellement valeur d’exclusion; auquel cas on devrait admettre que la même évidence s’est imposée à l’Église du passé et s’est exprimée dans sa pratique d’ordination. C’est ce qu’il nous reste à examiner.

Je ferai au préalable deux remarques de méthode, qui expliquent le trouble des théologiens dans cette affaire. Dans le processus habituel du développement des dogmes, c’est la tradition doctrinale qui met en lumière les vérités de foi disséminées dans les Écritures, et le magistère vient ensuite confirmer l’enseignement de l’Église. Ici, inversement, il incombe à l’Écriture de montrer qu’une pratique d’Église est porteuse d’une vérité de foi et de confirmer l’affirmation qui en est faite par le magistère (magistère papal « ordinaire » et récent, rappelons-le). Or, la raison ultime invoquée par Paul VI et par Jean-Paul II est l’exemple du Christ dans le choix des apôtres : ce n’est pas une parole, c’est un fait. La Note de présentation le justifie: « non seulement les paroles, mais les faits viennent des sources de révélation et deviennent parole dans la mémoire vivante de l’Église ». Je ne le contesterai pas, mais j’en souligne la difficulté : les faits ne parlent pas par eux-mêmes, ils peuvent contenir en eux leur sens et leur raison d’être, mais ils ne l’expriment pas, il faut les faire parler, interpréter ce qu’ils signifient, et cela en se gardant de leur faire dire ce que nous voudrions qu’ils disent et qu’ils n’ ont peut-être pas l’intention de dire. Nous venons de rencontrer cette difficulté à propos de la pratique d’ordination, nous la retrouvons avec le choix des apôtres. Nous sommes donc en droit d’exiger une totale clarté dans l’interprétation de ce fait, d’autant plus grande qu’elle a la charge de soutenir l’affirmation dogmatique qui s’y réfère. Voyons quelle est l’argumentation de Jean-Paul II.

Elle peut être fidèlement présentée comme suit : Jésus offre l’image d’un homme affranchi des préjugés et des ostracismes communes aux gens de son temps et de sa société; il converse avec des femmes, même étrangères, il leur manifeste du respect, il les fréquente amicalement, il se laisse même approcher par des femmes réputées impures ou pécheresses, il est accompagné dans ses déplacements par un groupe de femmes qui comptent au nombre de ses disciples; quand donc on le voit choisir ses apôtres, « après avoir passé la nuit en prière » (cf. Luc 6, 12), et ne retenir que des hommes, on n’a pas le droit de penser qu’il l’a fait « en obéissant à des motivations sociologiques ou culturelles propres à son temps », mais on doit dire qu’il a fait ce choix en pleine connaissance de cause et dans l’intention délibérée d’exclure les femmes, afin d’obéir ainsi à la disposition de Dieu.

Cette argumentation est tout a fait sympathique, elle montre en Jésus un esprit libre et critique, adversaire de toute discrimination sexuelle, pionnier d’une société ouverte et égalitaire; elle ne peut que recueillir l’adhésion des chrétiens. Toutefois, la conclusion s’impose-t-elle avec autant de force que les considérants? Il ne le semble pas. Dans une société et à une époque où c’était l’affaire des hommes de s’occuper des choses publiques, d’enseigner et de gouverner, tandis que les femmes vaquaient aux choses domestiques, à l’éducation des enfants, à la tenue de la maison, aux relations familiales, Jésus a pu s’inspirer de ces us et coutumes sans y voir autre chose qu’une sage répartition des tâches fixée par la tradition de son peuple, sans y déceler aucune atteinte portée à la dignité de la femme, aucune discrimination suspecte, et sans même songer à s’en démarquer, puisqu’il n’y trouvait rien de contraire à l’esprit de son Évangile. Il est donc vraisemblable qu il a choisi des hommes sans que l’idée lui vienne qu’il pourrait appeler aussi des femmes à la même charge. Y eût-il songé qu’il a pu y renoncer pour ne pas heurter les convenances sociales ni troubler l’ordre public, et non pour obéir à une volonté expresse du Père ni pour établir une loi qui devrait être observée jusqu’à la fin des temps. Ce fait n’offre donc pas l’évidence d’une disposition divine révélée, il peut trop facilement s’expliquer par d’autres motivations, sociologiques peut-être, mais étrangères au type de discriminations, avant tout religieuses, contre lesquelles réagissait Jésus.

L’interprétation du Pape serait plus persuasive si elle montrait quelle était la motivation de la volonté du Père à laquelle aurait obéi Jésus, autrement dit, quelle serait la raison divine d’exclure les femmes de la charge apostolique et sacerdotale, mais il n’en est rien dit, sinon qu’il s’agit d’une « disposition qu’il faut attribuer à la Sagesse du Seigneur de l’univers ». Cette allusion à la Sagesse créatrice et à l’ordre de l’univers signifie-t-elle que l’homme Jésus ne pouvait être « représenté » que par une personne du même sexe? Ce n’est pas impossible, car des théologiens avaient élaboré des raisonnements de ce genre qui avaient été utilisés par la Déclaration de 1976. Cependant, Jean-Paul II les laisse de côté, sans doute parce qu’ils ne constituent pas des « raisons fondamentales ». Il se montre sensible, par contre, à un autre fait, la non-élection de Marie à la charge apostolique et sacerdotale : c’est la preuve, fait-il observer, que les femmes n’en sont pas exclues à cause d’une moindre dignité ni par l’effet d’une discrimination. Cela laisse entendre que Jésus aurait appelé sa Mère la première, s’il n’avait pas décidé que les femmes devaient être exclues de cette charge. Toujours à supposer qu’il ait envisagé la possibilité de les y admettre.

Encore une fois et en d’autres termes, la différenciation des tâches selon les sexes, compte tenu de la nature de la société, ici restée patriarcale, ne signifie pas par elle-même une discrimination infamante pour le sexe féminin, et n’est sûrement pas ressentie comme telle quand elle est le fruit d’une longue tradition et l’objet d’un consensus quasi unanime. Jésus a donc pu y voir une sage « disposition » conforme à l’ordre de la création et s’y conformer lui-même spontanément quand il fit choix de ses apôtres, sans faire une délibération expresse portant sur le choix de leur sexe. Pensant en être humain, il était « naturel », au sens chalcédonien du terme, qu’il pensât en toutes choses selon les coutumes et les mentalités des gens de son pays, pour autant qu’elles ne portaient pas en elles la marque du péché. Dans cette optique, ce choix préférentiel ne peut en aucune façon être suspecté de discrimination sexuelle, mais il n’est pas davantage porteur d’une disposition salutaire —la seule qui pourrait relever d’une révélation proprement dite— excluant à jamais les femmes des charges auxquelles étaient appelés les hommes.

Voilà pourquoi il est difficile de croire d’une vraie foi que le Christ a voulu exclure les femmes du sacerdoce. La foi peut-elle être commandée tant que n’est pas fournie l’évidence d’un acte de révélation ? Elle ne peut pas être donnée, en tout cas, en tant qu’assentiment de l’intelligence, aussi longtemps que cette évidence n’est pas acquise. Le Pape la perçoit sans doute, s’il est vrai qu’il tient pour révélé ce point de la « constitution divine » de l’Église. On peut essayer de partager son sentiment, mais personne ne peut fonder sa foi sur l’évidence présumée du Pape, sous peine qu’elle aille à sa parole au lieu d’être accordée à la seule autorité de Dieu se révélant.

Voilà qui explique le désarroi de nombreux théologiens auquel j’ai estimé de mon devoir de porter témoignage. Il serait moins grand s’ils se sentaient seulement invités à plus de patience et de prudence, dans un contexte mondial de revendications féministes pouvant mettre en péril l’ordre ecclésial. Est-il permis de penser que le Pape n’a voulu que « calmer le jeu », jugeant que les opinions publiques n’étaient pas prêtes, ni dans le clergé ni chez les fidèles, à accepter des femmes ordonnées prêtres, qu’il fallait tenir compte de la grande diversité des Églises locales, que les solutions théologiques elles-mêmes avaient besoin de mûrir dans le silence et la lenteur des travaux exégétiques et historiques? Tous les esprits pondérés applaudiraient à ce langage de sagesse. La Note de présentation, malheureusement, ferme la voie à cette issue, quand elle blâme d’avance ceux qui voudraient ne retenir de cette Lettre qu’un « enseignement prudentiel ».

Est-on donc acculé à recevoir cette exégèse papale du choix des Douze comme l’interprétation « authentique » de l’Écriture? Ce qui choque le plus les théologiens, c’est que le travail de l’herméneutique biblique y soit aussi peu pris en compte dans le présent et mis en congé pour l’avenir,—la remarque en a été faite dernièrement par un évêque allemand. Moins habitués que les catholiques aux interventions du magistère dans le travail théologique, nos amis protestants ressentent douloureusement cette solution d’autorité comme un manque de respect, sinon envers les Écritures elles-mêmes, du moins envers les pratiques d’interprétation généralement observées. Une « Réflexion du Conseil de l’Église nationale protestante de Genève », de juin dernier, présente des objections contre cette exégèse et des arguments allant dans un sens opposé. N’ayant pas voulu « plaider » pour ou contre la cause des ministères féminins, je m’en suis tenu à l’argumentation du Pape sans pénétrer dans la discussion exégétique proprement dite. Mais tous les gens avertis de ses difficultés et de ses procédures savent quelle retenue il faut mettre quand on interroge les vues de Jésus—mais l’origine est-elle atteignable?—sur les « Douze », sur le « sacerdoce » ou sur la « constitution » à venir de « l’Église ». Aussi l’herméneutique biblique redoute-t-elle l’assurance dogmatique qui se hâte de trancher « définitivement » des problèmes aussi complexes et controversés : pour elle, la patience de la recherche est marque de respect envers la Parole de Dieu.

Il faut encore tenir compte dans l’herméneutique des textes anciens du sens produit chez le lecteur d’aujourd’hui par les interrogations nouvelles qu’il leur adresse et par la sensibilité différente que sa lecture y introduit. Dans le contexte actuel des revendications des droits de la femme, en quel sens pense-t-on que sera lu le récit du choix des Douze par des femmes d’aujourd’hui, chrétiennes ou non, quand il leur sera expliqué que cet appel les laisse de côté irrémédiablement ? Comment empêcher qu’elles le comprennent en termes de discrimination sexuelle? Ce que j’en ai entendu dire par des femmes théologiennes ou exégètes ne laisse guère de doute sur la réponse. On se doit de reconnaître que le discours de Jean-Paul II au sujet des femmes, à la suite d’ailleurs de celui de Paul VI, est noble et chaleureux, plein d’une estime qui n’est certes pas feinte. Mais quand on exalte la vocation des femmes dans l’Église, quand on les invite à y remplir des charges, quand on leur rend grâce des services qu’elles lui rendent,—services sans lesquels, on ne le sait que trop, tant de communautés chrétiennes s’écrouleraient—, et quand il leur arrive de s’offrir à remplir des charges encore plus élevées, parce qu’il n’y a plus assez d’hommes pour le faire, et qu’il leur est répondu, sur un ton désolé, malgré le besoin criant qu’on en a, que l’Église n’a pas reçu le pouvoir de les y appeler : comment s’imagine-t-on que ce langage sera reçu, sinon comme le refus des hommes de partager avec les femmes les privilèges qu’ils tiennent du Seigneur? Plus le discours se fait louangeur et compatissant à l’adresse des femmes, moins il dissimule le refus de passer aux actes, et plus il dévoile les enjeux de pouvoir qui se mettent à l’abri derrière les silences de Jésus.

Les théologiens se sentent responsables du discours de l’Église devant les fidèles et devant le monde : c’est à eux qu’il est demandé d’en répondre, d’en rendre raison. Aussi sont-ils profondément troublés quand ils ne parviennent pas à s’en rendre solidaires dans leur conscience de croyants. D’où le désarroi dont ces pages sont l’écho. Le magistère les tient lui aussi volontiers pour responsables, mais dans un autre sens : parce qu’ils répandent leurs contestations et leurs dissonances devant les fidèles et l’opinion publique,—ce sont eux qui rouvrent les dossiers qui devraient rester clos. Langage d’enseignement, et donc de tradition et d’autorité, d’un côté; langage de recherche, et donc d’intelligence critique, de l’autre. Cela suffit pour expliquer qu’ils entrent en conflit l’un avec l’autre, et cela ne devrait pas être jugé dramatique. Mais ils ont besoin de rester, a l’écoute l’un de l’autre pour constituer ensemble le discours de l’Église, à la fois enraciné dans sa tradition et ouvert à l’esprit des temps nouveaux. C’est le langage des théologiens, tant qu’il reste libre et critique, qui fait la communicabilité du discours de l’Église avec la pensée d’aujourd’hui, dont les fidèles sont également partie prenante. S’il venait à s’éteindre ou à se raréfier, parce que l’espace de liberté se serait rétréci dans l’Église, le danger serait grand qu’elle devienne secte : société close et étouffante. C’est le risque des débats prématurément clos. Contre ce seul risque j’ai voulu plaider, pour l’honneur de la théologie.

Recherches de Science Religieuse 82 (Juillet-Septembre 1994) numéro 3, pp. 321 -333.
Reproduit avec les permissions requises.

 

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