Dieu, Itinérance infinie

Lise BaroniL’automne dernier, sur le quai d’une gare, au terme d’un voyage qui avait duré 16 heures, mon attention fut attirée par une femme semblant attendre qu’on la remarque enfin. Seule, au milieu de quelques bagages, elle ne savait pas où elle arrivait, elle n’avait aucun endroit où aller et espérait trouver du travail, à l’encontre de tout bon sens, dans ce petit village gaspésien qui s’apprêtait à fermer pour l’hiver. Était-ce son mode de vie habituel? Une fuite de quelqu’un ou quelque chose? Je ne sais… mais visiblement, cette jeune femme était une itinérante. Peut-être a-t-elle fait écho à ma propre itinérance car tout de suite j’ai ressenti de la tendresse pour elle.Personnellement, je crois donner l’image d’une personne déterminée, sûre d’elle-même. Déterminée? je le suis; mais assurée? D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été en quête de signification et de sens: de mon existence, de celle des autres, principalement des plus pauvres, de ce monde si beau et si absurde, de la religion si salutaire et si dangereuse, des dieux et du Dieu chrétien lui-même. Encore aujourd’hui, il m’arrive de ne pas savoir où j’arrive, quelle route emprunter, ni dans quel cul-de-sac je risque d’aboutir.

Devant les informations que je lui donnais, la jeune femme s’est écriée: «Peut-être que je viens de me fourrer dans une bien mauvaise affaire !».

Ai-je toujours fait les bons choix? Je ne sais pas. Il me semble avoir suivi de longs détours. Même si cela m’est encore difficile, j’essaie de n’en regretter aucun car, à chaque fois, c’est l’amour, parfois sa folie même, qui m’a guidée. Je constate, en vieillissant, qu’aucun passage ne m’a été inutile. Mais je sais aussi que ni l’amour, ni Dieu n’empêchent d’errer. Où ai-je lu cette phrase de Maurice Blondel? « On veut infiniment plus qu’on ne trouve, mais on cherche seulement où l’on voudrait trouver ». Tous les chemins que j’ai parcourus, toutes les batailles que j’ai menées, toutes les questions qui m’ont tenaillées, toutes les rages qui m’ont habitées, toutes les solidarités qui m’ont sollicitées concernent la foi. Croire n’est pas, pour moi, un acte de pure adhésion intellectuelle mais d’amour, d’espoir et d’engagement. C’est un acte intégrateur de ce qui me passionne et me fait vivre. Perdre la foi en quelqu’un ou en quelque chose c’est m’éteindre et mourir à cette personne ou à cette chose. Dieu est pour moi une question vitale. Pour le trouver et le com-prendre (prendre avec), comme le dit encore Blondel, ce n’est pas la tête qu’il faut se casser, c’est le coeur.

Pourquoi cette insistance qui confine aux limites du tragique? Peut-être parce que Dieu m’est à la fois familier et étranger, rébarbatif et tendre, lointain et intime, Tout et Rien. Cette fascination m’entraîne dans une sorte d’itinerrance[1] sans fin. Comme si la route se présentait tantôt comme un espace immense entre doutes et certitudes, tantôt comme un chemin étroit où se confrontent intuitions, observations et expériences. J’évolue entre une recherche acharnée, parfois fébrile, de la  liberté et de la justice, et le désir de me reposer amoureusement dans l’espace d’une infinie tendresse. Qui est en fait ce Dieu qui, marquant mon itinéraire, définit également mon errance? À moins qu’il en soit la cause? Ou l’errance même? Ou encore, que ce Il soit Elle? D’entrée de jeu, je m’arrête à cette dernière question: comment en suis-je venue à penser que Dieu était une femme? Trois étapes m’ont conduite à cette conviction. La quatrième présentera, sous un autre angle, les lieux actuels de mon itinérance croyante.

1)  Quand une mère apprend à sa fille l’intelligence de l’expérience féminine

Issue d’un milieu populaire, je suis l’aînée d’une famille de 13 enfants, dont 10 sont des filles. Toute jeune déjà, ne pas comprendre me bouleverse. Pourquoi sommes-nous si pauvres? Pourquoi mon père, ouvrier dans une usine de goudron, est-il malade toutes les nuits? Pourquoi, lui si bon, ne supporte pas de voir ma mère prier à genoux au pied de son lit? Pourquoi aucune de leurs 10 filles ne peut servir la messe comme les garçons? À travers les débats qui opposent mes parents, je comprends que les réponses ne seront pas données; il me faudra les risquer.

De mon père, je garderai l’indignation contre tout absolutisme moral «jusque dans notre chambre à coucher» disait-il. De ma mère, j’ai appris le goût du recueillement et de l’intériorité. Plus calme et plus posée, elle continue de se rendre aux célébrations du dimanche. Je l’accompagne. Sa façon de prier sans ostentation ni fausseté m’impressionne. Au retour de l’église, nous parlons de tout et de rien mais souvent de religion. Un jour, alors enceinte de 7 mois, elle me dit: «Je refuse de jeûner comme on l’exige et j’irai quand même communier; tu sais ma grande, les curés n’ont pas toujours raison; un homme ne sait pas ce qu’implique rendre un enfant dans sa pleine grosseur».

Je réalisais la densité de signification que recèle une expérience féminine spirituellement réinterprétée. Laboratoires de sens où le coeur, le corps et l’esprit s’enrichissent mutuellement, certaines expériences religieuses vécues par des femmes engendrent une nouvelle intelligence des choses de la foi. Celle de ma mère m’a appris que  Dieu-Père, tout Absolu qu’il est, ne contient pas l’entièreté de la réalité humaine. Désormais pour moi, la vie rattrapait et dépassait la loi religieuse. Ma conception de Dieu était fracturée; par la brèche s’introduisait la conviction que Dieu pouvait apprendre et recevoir de ses filles. À partir de ce moment, aucun homme d’église n’exerça un pouvoir indu sur ma vie.

2)  Quand Dieu récupère la part féminine de son être

Beaucoup plus tard, devenue travailleuse sociale, je travaillerai avec des femmes cheffes de familles assistées sociales. Ces dix années m’ont fait côtoyer le meilleur et le pire de l’itinérance psychologique, sociale, économique et religieuse. J’y ai vu l’errance dans les dédales d’inconscients blessés, dans la froideur bureaucratique d’organismes gouvernementaux, dans le cul-de-sac économique jobine/chômage/aide sociale et dans une perversité religieuse alimentée par un perpétuel va-et-vient entre la culpabilité et la révolte.

Prétentieusement, je me croyais plus solide. Après tout, je venais tout juste de terminer un baccalauréat en théologie. J’avais des choses à dire, à leur dire… pour leurlibération. La réaction fut rapide: «Mets de côté tes grands mots… et parle-nous surtout pas d’un homme bon et tendre ni de l’amour d’un Père… Quant à l’Église, on en reparlera quand elle sera moins riche». J’ai alors 33 ans; un autre carrefour. Comme l’itinérante de la gare de Percé, je ne savais pas où je débarquais ni où il fallait me diriger. Ma propre relation à Dieu erra un bon moment. Comment parler de Jésus sauveur et d’un Père accueillant à des femmes abandonnées, abusées par des hommes prétendument leur amant et le père de leurs enfants? Comment les convier en vérité à une table eucharistique autour d’un homme qui, bien malgré lui, rappelait cet autre qui les avait laissées sans pain? Comment parler d’une Bonne Nouvelle quand la vie est un flot intarissable de mauvaises nouvelles?

Par ailleurs, j’observais ces mères risquer leur santé pour nourrir leurs enfants, porter à satiété les mêmes vêtements, refuser les distractions payantes et, s’il le fallait, accepter l’humiliation du «panier de dépannage». «Moi ce n’est pas grave; c’est pour les enfants». Chaque jour, elles sacrifiaient un peu de leur vie. Dieu se faisait Mère Providence à travers la patiente énergie de ces femmes données. Elles m’ont fait la démonstration incontestable de la sensibilité de Dieu, de la folie de son don et de l’insatiabilité de son amour. Désormais je ne me représenterai plus Dieu  sans une conscience vive de la part féminine qu’il recèle. Emmitouflée dans cette certitude reposante, ma quête s’apaisa pendant plusieurs années.

3)  Quand Dieu change tout bonnement de sexe

Devenir théologienne célébra la réalisation du rêve qui habitait déjà mes 16 ans. Mais contrairement à ce qu’on croit trop souvent, la connaissance amplifie le mystère. Plus on s’en approche, plus il s’enfonce, plus il fuit. Mon errance se creusa.

Encore novice dans le métier, je mène avec d’autres une recherche féministe de grande ampleur[2] . Je dois faire face à ce que je n’hésite pas à appeler un scandale, à moins que ce ne soit plutôt un dilemme fondamental: Peut-on sortir Dieu du fond patriarcal d’injustices et de perversités dans lequel trop de religions l’ont enlisé depuis des millénaires?

Est-il un mot du langage des hommes qui ait été plus abusivement utilisé que celui de Dieu? Un mot qui ait été autant souillé, autant violé que celui-ci ? Tout ce sang versé en son nom a terni son éclat. Toutes les injustices qu’il a dû couvrir lui ont ôté de son poids. Lorsque j’entends nommer le Très-Haut “Dieu”, cela sonne à mes oreilles comme un blasphème.

C’est un vieux philosophe, ami de Martin Buber, qui s’indigne ainsi. La réponse de celui-ci me trouble toujours.

Oui, c’est le mot le plus chargé de tous les mots humains. Pas un qui n’ait été aussi souillé, aussi lacéré. C’est précisément la raison pour laquelle je ne puis y renoncer […] Il n’est pas en notre pouvoir de purifier le mot “Dieu”, pas plus que de lui restituer son intégrité, mais nous pouvons, tel qu’il est, souillé et déchiré, le relever de terre et le dresser pendant une heure de grande inquiétude[3] .

Voilà, pour moi, la matière de cette itinerrance, de longues heures d’une «grande inquiétude». Surtout lorsque Augustin affirme que «si tu comprends ce que tu dis, ce n’est pas Dieu[4] ». Pourtant, quoi qu’en ait dit ce prestigieux personnage, je n’abandonnai pas. Humblement mais avec acharnement, j’ai, une fois de plus, tenté de «relever de terre» ce féminin enfoui dans le mystère de Dieu. Quelques mystiques chrétiens m’ont inspirée mais aussi grandement intriguée. Ces prières, parmi d’autres, m’ont fait particulièrement réfléchir.

Vous êtes Père, vous êtes Mère, vous êtes mâle et vous êtes femelle. (Synésios, évêque de Libye, Ve siècle)

Mais vous, Jésus, notre Seigneur, n’êtes-vous pas aussi une mère? N’êtes-vous pas cette mère qui comme une poule, rassemble ses poussins sous son aile? Vraiment, Maître, vous êtes une mère ! (St-Anselme, XIe siècle)

Tu as mis à nu les seins de ta douceur, premiers aliments de ta grâce. (Guillaume de St-Thierry, XIIe siècle)

Non seulement Seigneur vous nourrissez ceux qui sont présents du lait de la douceur intérieure, mais vous répandez sur les absents l’odeur agréable d’une bonne réputation […] Vous avez du lait, dis-je, à l’intérieur et à l’extérieur vous répandez des parfums. (Bernard de Clervaux, XIIe siècle)

Notre Seigneur montrant le très aimable sein de son divin amour […] il serre l’âme, la presse et la colle de ses lèvres de suavité et sur sa délicieuse poitrine, la baisant du sacré baiser de sa bouche, et lui faisant savourer ses mamelles meilleures que le vin. (François de Sales, XVIe siècle)[5] .

Aucun de ces hommes ne peut être taxé de féminisme. Ils ne faisaient que relire les Écritures à la lumière de leur expérience spirituelle. Il me semble que ces éloquents témoignages confirment l’importance de redonner à Dieu sa part de féminité. Lorsque le coeur humain cherche Dieu, il ne peut l’imaginer autrement que par les voies à travers lesquelles il a lui-même reçu l’amour et par lesquelles il se sent appeler à le redonner, habituellement, celles de la rencontre entre un homme et une femme. J’ai découvert alors qu’une sorte d’héritage féminin, issu d’un imaginaire religieux érotique, avait traversé toute l’histoire de la représentation de Dieu dans le christianisme.

Cela me touche et me choque à la fois. La beauté du désir de ces hommes émeut; elle se manifeste avec tendresse sans pudibonderie ni glissement pervers. Mais le détournement, l’évitement, voire la négation de la femme réelle choque. Comme si une projection transsexuelle sur Dieu rendait inutile et sans signification la moitié de l’humanité. Comme si la masculinité était en elle-même complète puisque Dieu comblait la différence. Comme si le vécu féminin n’était qu’une image ou une métaphore utile mais accessoire, et non l’expérience de personnes authentiques capables de transmettre avec profit leur propre sagesse du corps et du coeur. J’irai plus loin. On aura beau, à la suite de plusieurs mystiques, voir en Jésus une mère, cela ne changera pas le fait que son expérience est masculine. Ce qu’il a vécu dans son corps d’homme ne pourra jamais remplacer ce qu’une femme vit dans son corps lorsqu’elle perd du sang, porte un enfant, accouche, allaite et materne.

Une réponse claire émergea enfin. Il ne suffit plus d’accoler des images féminines sur Dieu, ni même de trouver les traits féminins d’une divinité masculine; il s’agit d’arriver à se représenter Dieu comme une femme aussi complètement et aussi entièrement qu’on se le représente lorsqu’on le voit comme un homme. Elle cherche sa drachme perdue tout autant qu’Il cherche la brebis égarée. Elle est tout autant Sagesse, qu’Il est Logos. Elle est tout autant mère créatrice de vie qu’Il est prophète libérateur. Dieu est aussi Dieue; que cela fasse sourire m’importe peu.  Ce «e» final a au moins l’avantage de faire ressortir la part muette qu’on cherche encore trop souvent à ignorer.

Certes, d’aucuns diraient que représenter le Dieu des chrétiens par une femme s’apparente à un retour aux antiques divinités païennes. Mais par ailleurs, peut-on nier sérieusement qu’imaginer Dieu au masculin et au féminin assure une traduction plus juste et plus contemporaine de la réalité telle qu’on l’appréhende aujourd’hui? À cet effet, la théologie féministe a instauré plus qu’un courant théologique parmi d’autres. «Lorsque les mots changent, le monde change et Dieu change[6] ». Non seulement les discours traditionnels ont été réinterprétés mais une nouvelle figure divine a émergé. Elle ouvre aux femmes une proximité et une identification qui autrefois s’avéraient tortueuses, voire impossibles. Une femme peut maintenant recevoir, en vérité, l’appel à devenir « image et  ressemblance de Dieue ».

Oui, je crois profondément tout cela. Et pourtant !… Suis-je plus avancée? Malgré tout, aucune conclusion ne s’impose…

La jeune inconnue était confuse. On lui avait expliqué, qu’à Percé, un couvent de «bonnes soeurs» l’accueillerait sans doute. Quel imbroglio ! Il s’agissait en fait du motel Les Trois Soeurs, endroit plutôt dispendieux pour une itinérante ! Elle me demanda de la conduire au CLSC : «Ne viens pas avec moi; si je suis seule ils seront obligés de m’aider». Qu’est-ce au juste? Une dépendance? Un besoin d’autonomie? De toute façon, d’autres voies lui seront offertes… Parfois, de surprenantes avenues surgissent d’impasses débusquées…

Personnellement, je pense pouvoir dire en vérité que mes recherches féministes n’ont pas suscité en moi une dépendance idéologique. L’autonomie de pensée m’est trop essentielle. Mais une chose s’avère certaine, de nouveaux questionnements me forcent à reprendre la route… seule? Assurément pas, car l’amour est au rendez-vous de ma soixantaine. Quand même, des questions déjà posées théologiquement mais viscéralement inédites pour moi s’imposent à mon insatiable quête. Ainsi, depuis mon enfance jusqu’à l’horizon d’une retraite prochaine, en passant par mes engagements de jeune travailleuse, c’est la même errance qui se poursuit. Seule la lunette d’approche diffère.

4) Quand Dieu/e cesse d’être Tout-Puissant/e, les interrogations éclatent et se complexifient.

Évoquer la divinité sous les traits d’une femme ne résout pas mon inconfort devant son éternité, son immuabilité, sa perfection. Cette totalité, ce plein me gênent. Je sais qu’en certains milieux religieux cette seule confidence provoquera un scandale. Pourquoi avoir pris le risque d’écrire sur un sujet aussi délicat? Peut-être qu’Augustin a raison? Tenter de nommer l’innommable ne peut que faire entrer dans un bafouillage sans fin. Pourtant, le chemin est encore là devant moi…  je dois poursuivre et tenter d’exprimer comment l’Indicible se présente à ma recherche actuelle. Bien que l’absence de recul rende l’entreprise hasardeuse, j’ose quand même présenter ici ces quelques balises de réflexion.

À la base, une hypothèse principale : On a souvent parlé d’un Dieu qui libère mais aujourd’hui il me semble urgent de libérer Dieu/e. On l’a confiné dans une totalité absolue. Éternelle, infinie et inaltérable, aucune limite n’entachait sa perfection. Or, je crois que Dieu/e connaît des limites sans pour autant que ce soit les nôtres. CarDieu/e est Dieu/e et refuser toute différence et toute distance entre la condition divine et la condition humaine induit une fusion perverse qui n’aboutirait qu’à une nouvelle totalité. Par ailleurs, l’enfermer dans une Raison Pure le projette en dehors de notre entendement et le transforme en une Idée qui ne trouve plus aucune complicité avec «le croyable disponible[7] » actuel. À tout prendre, je préfèrerais le Vide en tant qu’espace ouvert, plutôt qu’un Plein, si plein qu’il n’a que faire de nos efforts. Pour moi, la divinité chrétienne a cette extraordinaire particularité de s’immerger dans et d’émerger de la condition humaine. À cause de cela, à mon avis, il existe en Dieu/e un certain nombre de limitations divines. Quelques-unes d’entre elles m’interpellent particulièrement. Je les évoquerai (trop) rapidement. Elles me sont particulièrement chères en ces temps où paradoxalement Dieu/e apparaît si utilisé et si absent.

On a dit que Dieu/e connaît tout du passé, du présent et de l’avenir. Or, nul ne maîtrise le futur, pas même le Très-Haut. Je ne crois pas qu’en un haut lieu hypothétique pré-existe un plan divin tracé à l’avance sur nos vies. Pour l’unique raison que, présentement, l’avenir n’existe pas. Comme le dit François Varonne: «Ce qui n’est pas encore, n’est pas du tout, n’est rien du tout. Et rien n’est pas, pour personne, un objet de connaissance, même divine. Rien c’est rien[8] !». Le futur apparaîtra lorsque nous le ferons. La vie qui surgira alors de notre liberté, voilà ce qui intéresse Dieu/e.

Également, je ne crois pas que la divinité chrétienne soit invulnérable et sans possibilité de changement. Si on croit qu’elle vit, il faut tenir qu’elle bouge. Si elle aime, elle souffre. Je refuse une divinité qui resterait froide devant la terreur mondiale actuelle. Elle s’exprimerait probablement comme cette jeune femme qui me téléphonait, au soir du 11 septembre dernier:  «Je veux simplement te dire que j’ai le goût de pleurer». J’aurais voulu la consoler comme on aimerait parfois consolerDieue… Je songe aussi à ce chauffeur de taxi qui s’exclamait : «Si j’étais Dieu/e, je mourrais de honte !». Il pourrait travailler à New-York, à Kaboul et dans combien d’autres villes encore.

De plus, comment Dieu/e ne connaissant pas à l’avance les options à venir de notre liberté pourrait ne pas changer, s’il/elle doit s’adapter à nos décisions humaines? Non pas pour s’y laisser enfermer (Dieu/e ne veut pas la guerre, par exemple) mais au contraire, envers et contre tout, y recréer  l’espoir et l’imagination créatrice. On a qu’à lire la Bible pour se convaincre que l’histoire chrétienne est une longue suite de confrontations entre Dieu/e et son peuple. Et très souvent, l’un est surpris de la répartie de l’autre.

Conséquemment, je ne crois pas que Dieu/e veuille se passer des humains, de vous, de moi, pour créer, pour agir, pour sauver. Plus encore, je crois que sans notre réponse positive à son projet sur le monde, il demeure impuissant et sans recours. Par ailleurs, je ne pense pas qu’il attende que nous soyons parfaits pour co-agir avec nous. Les chaos individuels et collectifs ne paralysent nullement son action, car son chemin privilégié est celui du coeur. C’est de la détermination de ceux et celles qui, sur la planète entière, dénoncent les processus de déshumanisation (tous, d’où qu’ils proviennent) que surgiront les miracles. J’aime penser que la toute-puissance de Dieu/e en est une d’amour plutôt que d’actes péremptoires posés sur nos vies.

Finalement, avec le théologien John B. Cobb, je ne crois pas que l’on puisse séparer Dieu/e et le monde actuel[9] . Certes, Dieu/e n’est pas le monde et le monde n’est pas Dieu/e. Mais leur incontournable association est inscrite dans le projet toujours effectif d’une incarnation encore en train de se réaliser. L’un ne peut se passer de l’autre. Je ne crois pas que les leaders du monde arrivent à réaliser le bonheur des peuples sans accepter de s’ouvrir aux désirs de transcendance qui se manifestent clairement chez nos contemporains. Cet appel de spiritualité correspond aux désirs de vérité, de courage, de justice et de paix qui habitent le meilleur de l’humanité. Plus que jamais, la quête de sens dépasse la sphère privée pour se faire sociale, politique et économique.

Je crois foncièrement qu’aux besoins des humains répond le désir de Dieu/e. Si les humains mendient l’aide des dieux, les dieux ne réalisent rien sans les humains.Le christianisme n’échappe pas à cette limite. Rien, absolument rien, n’est gagné à l’avance. L’Église officielle aura beau se proposer comme un phare qui guide dans la nuit, (j’y vois plutôt une lumière aveuglante aussi pleine que son Dieu plein) rien n’est assuré, même le Royaume. Si le salut individuel ne peut advenir sans un engagement libre de la personne, comment croire que le salut collectif puisse arriver indépendamment d’une participation active de l’humanité? Peut-être que le Nazaréen, lui-même, a eu cette conscience d’un inséparable destin? « Lorsque le Fils de l’Homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre[10] ? ». Les humains auront-ils accompli leur part de boulot? Libérer Dieu/e de sa prétendue complétude apeure car cela sollicite, de notre part, une énorme responsabilité. Mais la Liberté, la sienne et la nôtre, n’en vaut-elle pas le prix?

Comment conclure? Chaque question en amène une autre. Prétendre exprimer Dieu/e m’aura fait entrer dans un balbutiement inégal et enchevêtré. Bien modestement, j’ai tenté de partager quelques lieux de cette incessante itinérance. Ma vie de foi n’est-elle qu’une errance sans fin? À moins que ce soit Dieu/e qui erre, à la recherche de mon adhésion toujours fuyante? Je ne sais… Ce que je peux par ailleurs certifier, c’est que cette présence/absence me bouleverse. Je me sens face à elle comme devant l’homme de ma vie: confuse et maladroite devant tant d’amour, et dans le même mouvement, passionnément éprise et engagée.

Après quelques jours, l’itinérante croisée à la gare de Percé a décidé de continuer sa route vers Gaspé. En micmac, Gaspé veut dire «bout de la terre». Droit devant, il n’y a que l’immensité de la mer… Semblablement, ma propre itinérance me conduira probablement, «au bout de ma terre»… devant l’immensité de Dieu/e?… Qui sait?


Notes

[1] Une expression employée par Jacques SALOMÉ dans Le courage d’être soi, Paris, les Éditions du Relié, 1999, p. 19

[2] Je fais allusion ici à la recherche menée, à travers le Canada français, auprès de 225 femmes et qui a été publiée sous le titre Voix de femmes. Voies de passage par Lise BARONI , Yvonne BERGERON , Pierrette DAVIAU , Micheline LAGÜE , Montréal, Paulines, 1995.

[3] Cité par Élysabeth A. JOHNSON, Dieu au-delà du masculin et du féminin. Celui/celle qui est, Paris/Montréal, Cerf/Paulines, 1999, p. 73-74.

[4] Ibid. p. 14

[5] On trouvera les trois premières citations dans Virginia RAMEY MOLLENKOTT, Dieu au féminin. Images féminines de Dieu dans la Bible, Montréal, Paulines, 1990, p. 22-112-119 et les deux dernières dans Michel CAZENAVE, La face féminine de Dieu, Paris, Noêsis, 1999, p. 118-120-121.

[6] Juan ARIAS, Un Dieu pour l’an 2000, Montréal, Fidès, 1999, p. 35

[7] Paul RICOEUR, «Tâches de la communauté ecclésiale dans le monde moderne» dans La théologie du renouveau, Montréal,/Paris, Fidès/ Cerf, 1968, p. 52.

[8] Ce Dieu absent qui fait problème, Paris, Cerf, 1985, p. 114

[9] Voir André GOUNELLE, Le dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la théologie du Process, Paris, Van Dieren, 2000, p. 60.

[10] Luc, 18, 8b


Texte publié dans Itinérances spirituelles, Richard Bergeron, Guy Lapointe, Jean-Claude Petit, Médiaspaul, 2002, p. 137-151 et reproduit avec les permissions requises

 

Lise Baroni

A propos Lise Baroni

Théologienne spécialisée en théologie pratique et en travail social et cofondatrice du réseau Femmes et Ministères, Lise Baroni a été successivement directrice d’un centre de jour pour familles défavorisées, d’une école de formation au diocèse de St-Jérôme et professeure à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal. Elle est coauteure de « Voix de femmes, voies de passage » et de « L’utopie de la solidarité au Québec ».
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Une réponse à Dieu, Itinérance infinie

  1. C.-Hélène Veilleux dit :

    Bonjour Lise,
    Mille fois Bravo! J’aurais aimé écrire ces mots, ça tombe dans le mille de ce que je ressens. Quelle belle expérience. Pour moi, au fil des ans, le féminin de Dieu ou Jésus est  »LA SAGESSE » j’y pense souvent. On n’en peux plus du patriarcat… j’espère que le chemin parcouru des femmes qui risquent une Parole de Vie fera son chemin pour nous et toutes les générations à venir. Paroles de consolation, pour nos grands-mères, nos mères et nos filles.
    Merci
    C.-Hélène V.

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