Conversation entre femmes de deux générations

J’ai 68 ans. Je suis issue du grand mouvement de libération féministe. Il me semble parfois que mon réseau d’amies s’étend presque à l’infini. L’amitié, la solidarité, la complicité, la sororité ont toujours occupé une place importante dans ma vie. De toutes ces femmes que j’apprécie, Jeanne est l’aînée. Elle porte ses 92 ans avec une élégance et une intelligence qui me touchent chaque fois que j’ai la chance de la rencontrer, ou de « la lire », car les communications informatiques sont loin de bloquer sa vivacité d’esprit. Nos échanges, plutôt occasionnels, soulèvent toujours chez moi un grand intérêt. Deux univers nous animent : celui de la foi car elle est grande croyante, et celui du féminisme car elle est femme jusqu’au bout des doigts. Par ailleurs, nos formations, nos professions et nos expériences étant différentes, nos conversations évoluent parfois vers une sorte de confrontation riche et dynamique. Voici le résultat de l’une d’entre elles : à l’occasion de la rédaction d’un article, j’ai sollicité ses questions et commentaires. Vous constaterez que notre discussion autour des rapports difficiles entre certaines interprétations chrétiennes et le féminisme d’aujourd’hui ne souffre en aucune façon des écarts d’âges, de culture et d’origine sociale qui nous caractérisent. Seule l’expérience d’être femmes semble avoir guidé, plus ou moins consciemment, nos propos.

Pour plus de clarté, j’ai structuré nos échanges sous le mode de l’entrevue en mettant en exergue les réactions et les questions de Jeanne. Elles constitueront le cadre à l’intérieur duquel j’insérerai Mes propos pour le site de Femmes et Ministères selon ce que Pauline m’a demandé. Voici donc :

Tu parles, Lise, dans ce texte d’un «nouveau féminisme» et de ce que tu perçois qu’il accomplit : le courage et l’absence de peur chez les femmes qui ne craignent plus de s’approprier un « dû » tout naturel. Peut-on vraiment parler d’un « dû »?

 Un dû, oui, très certainement. Car toute injustice est un vol de quelque chose, et ici il s’agit de rien de moins qu’un vol d’identité. Si la femme accepte d’être objet de l’homme, elle accepte par le fait même de participer au développement d’une humanité tronquée, amoindrie où personne, hommes, femmes et enfants, n’y gagne. Lorsqu’elle travaille à se reconstruire, à s’appartenir, à retrouver son identité propre elle redevient pleinement sujet de l’humanité et alors elle pourra offrir le don d’elle-même et non plus seulement réclamer un dû qui lui viendrait de l’extérieur.

 Je trouve troublant… que Jésus n’ait pas vécu en couple ouvertement. Et toi ?

Là-dessus, nous n’avons rien de très clair. Mais si on se fie à plusieurs écrits apocryphes, il pourrait être plausible d’envisager le fait que Jésus et Marie-Madeleine aient formé un couple. Dans l’Évangile de Philippe, trouvé dans les grottes de Nag Hamadi, on peut lire : « La compagne du Seigneur est Marie-Madeleine. Le Christ l’aimait davantage que tous les disciples et il avait coutume de l’embrasser sur la bouche ». Cependant, pour le moment, les exégètes ne semblent pas avoir trouvé de fondements suffisamment solides pour affirmer que ce fut véritablement le cas.

Quoi qu’il en soit, il n’y a aucun problème à penser que Jésus ait désiré demeurer célibataire. Cela contribue peut-être à nous convaincre (nous avons tellement de difficulté à y croire véritablement) que le Nazaréen était un homme, avec les possibilités mais aussi les limites dévolues à toute personne humaine. Il ne pouvait donc pas tout vivre… comme nous, il a fait des choix. Il a choisi d’être un itinérant charismatique comme Jean-Baptiste et beaucoup d’autres, en son temps. Et il savait très bien que parcourir les routes, dormir à la belle étoile, être susceptible d’être attaqué, ne pas toujours manger à sa faim… ne convenait pas à une femme (surtout à cette époque où il lui était défendu de parler à un homme, même à son mari, sur la place publique). Plus révélateur encore, il ne forme pas son équipe uniquement de célibataires mais ose inviter des hommes mariés à devenir ses disciples… voilà qui est peut-être plus significatif, pour nous, aujourd’hui. Le récit où ils se retrouvent tous chez Pierre pour prendre leur repas, alors que sa belle-mère est malade, nous donne à voir que loin de rejeter la vie de couple, la bande d’hommes ne manquait pas de revenir régulièrement à la maison…

Je te remercie d’affirmer que Jésus ne ‘’pouvait pas tout vivre’’. J’étais portée à penser qu’il devait tout vivre pour tout sanctifier. Au contraire, tu dis : Il était entièrement humain  en partageant  notre sort de devoir faire des choix. Merci de changer ma perception.

Tu sais, plus j’y pense plus je viens tranquillement à cette idée d’un Dieu humain. Qu’en penses-tu ?

Chère Jeanne, cette idée est tout à fait juste, essentielle et fondamentale en christianisme… mais en même temps extrêmement risquée… Surtout, si tu ne veux pas parler ici du Nazaréen… car peut-on dire que Dieu est humain ? Dieu est Dieu… mais en christianisme de quelle sorte de divinité parle-t-on ? Je te soumets l’extrait d’un texte que j’ai déjà écrit à ce sujet en te précisant que je ne sais pas qui est vraiment Dieu.. je ne peux que chercher à le reconnaître et à me le représenter d’une façon cohérente avec ce que Jésus nous a laissé de lui… Ça vaut ce que ça vaut, rien de plus que ce que tu pourrais écrire de ton côté. Voici donc cet extrait :

On a souvent parlé d’un Dieu qui libère mais aujourd’hui il me semble urgent de libérer Dieu. On l’a confiné dans une totalité absolue. Éternelle, infinie et inaltérable, aucune limite n’entachait sa perfection. Or, je crois que Dieu connaît des limites sans pour autant que ce soit les nôtres. Car Dieu est Dieu et refuser toute différence et toute distance entre la condition divine et la condition humaine induit une fusion perverse qui n’aboutirait qu’à une nouvelle totalité. Par ailleurs, l’enfermer dans une Raison Pure, c’est le projeter en dehors de notre entendement et le transformer en une Idée qui ne trouve plus aucune complicité avec « le croyable disponible » actuel. À tout prendre, je préfèrerais le Vide en tant qu’espace ouvert, plutôt qu’un Plein, si plein qu’il n’a que faire de nos efforts. Pour moi, la divinité chrétienne a cette extraordinaire particularité de s’immerger dans et d’émerger de la condition humaine. À cause de cela, à mon avis, il existe en Dieu un certain nombre de limitations divines. Quelques-unes d’entre elles m’interpellent particulièrement. Je les évoquerai (trop) rapidement. Elles me sont particulièrement chères en ces temps où paradoxalement Dieu apparaît si utilisé et si absent.

On a dit que Dieu connaît tout du passé, du présent et de l’avenir. Or, nul ne maîtrise le futur, pas même le Très-Haut. Je ne crois pas qu’en un haut lieu hypothétique pré-existe un plan divin tracé à l’avance sur nos vies. Pour l’unique raison que, présentement, l’avenir n’existe pas. Comme le dit François Varonne: « Ce qui n’est pas encore, n’est pas du tout, n’est rien du tout. Et rien n’est pas, pour personne, un objet de connaissance, même divine. Rien c’est rien! ». Le futur apparaîtra lorsque nous le ferons. La vie qui surgira alors de notre liberté, voilà ce qui intéresse Dieu.

Également, je ne crois pas que la divinité chrétienne soit invulnérable et sans possibilité de changement. Si l’on croit qu’elle vit, il faut tenir qu’elle bouge. Si elle aime, il faut accepter qu’elle souffre. Je refuse une divinité qui resterait froide devant la situation mondiale actuelle.

Elle s’exprimerait probablement comme cette jeune femme qui me téléphonait, au soir du 11 septembre 2001 : « Je veux simplement te dire que j’ai le goût de pleurer ». J’aurais voulu la consoler comme on aimerait parfois consoler Dieu… Je songe aussi à ce chauffeur de taxi qui s’exclamait : « Si j’étais Dieu, je mourrais de honte! ». Il travaillait à New-York; il aurait pu travailler à Kaboul, à Jérusalem et dans combien d’autres villes encore.

De plus, comment Dieu ne connaissant pas à l’avance les options à venir de notre liberté pourrait ne pas changer, s’il doit s’adapter à nos décisions humaines? Non pas pour s’y laisser enfermer (Dieu ne veut pas la guerre, par exemple) mais au contraire, envers et contre tout, y recréer l’espoir et l’imagination créatrice. On a qu’à lire la Bible pour se convaincre que l’histoire chrétienne est une longue suite de confrontations entre Dieu et son peuple. Et très souvent, l’un est surpris de la répartie de l’autre.

Conséquemment, je ne crois pas que Dieu veuille se passer des humains, de vous, de moi, pour créer, pour agir, pour sauver. Plus encore, je crois que sans notre réponse positive à son projet sur le monde, il demeure impuissant et sans recours. Par ailleurs, je ne pense pas qu’il attende que nous soyons parfaits pour co-agir avec nous. Les chaos individuels et collectifs ne paralysent nullement son action, car son chemin privilégié est celui du coeur. C’est du fond de la détermination de ceux et de celles qui, sur la planète entière, dénoncent les processus de déshumanisation (tous, d’où qu’ils proviennent) que surgiront les miracles. J’aime penser que la toute-puissance de Dieu en est une d’amour plutôt que d’actes péremptoires posés sur nos vies.

Je partage ton opinion que Dieu bouge et change, que l’avenir n’est pas et demeure inconnu. Tout comme moi, tu soutiens avec ton intelligence que Dieu est Dieu. Par ailleurs, avec ton amour pour lui, tu le vois très près de nous. Tu sais le décrire avec des mots humains et c’est ce qui me convint quand j’écris « je viens tranquillement à cette idée d’un Dieu humain. »

Tu dis aussi que l’avenir est inconnu, que Dieu ne le connaît pas plus que nous. Tout en étant d’accord avec toi, Lise, je me dis que la toile de fond de Dieu est plus grande que la nôtre. Il voit dans un ensemble ce que nous tenons pour le bien d’un côté et le mal de l’autre. Contrairement à nous, cet ensemble ne lui suscite aucune inquiétude parce qu’Il perçoit aussi le bien dans le mal et la force de ce bien. Alors je pense qu’il peut entrevoir ce qui va venir par l’ampleur de sa vision. Nous pouvons aussi quelquefois deviner ce qui s’en vient…

Dans ton article, tu affirmes qu’en relisant la bible, le féminisme a réhabilité l’intégrité du corps de la femme en faisant de notre corps rien de moins qu’une icône de Dieu. Où ça? Comment ça?

Ce n’est pas le féminisme qui réhabilite le corps de la femme, ce sont les évangiles eux-mêmes, en nous montrant la pratique de Jésus envers elle. Le féminisme ne fait que sortir cette réalité évangélique d’un silence millénaire… Car les récits sont clairs là-dessus; malgré la grave délinquance que cela impliquait, Jésus n’hésite pas à s’adresser aux femmes sur la place publique, à les prendre en exemple, à les toucher et à se laisser toucher par elles, à leur confier des responsabilités, à aller manger chez elles… C’est parce qu’il avait créé un lien privilégié avec elles que certaines n’ont pas hésité à risquer leur vie au moment où les choses se sont détériorées. As-tu déjà pensé que si ce n’avait été de la présence des femmes au moment de sa mort, de sa sépulture et de sa résurrection, il serait tout à fait plausible d’imaginer qu’aucune transmission des événements fondateurs du christianisme ne serait parvenue jusqu’à nous? Au pied de la croix, les femmes sont seules, les apôtres ayant fui. Ce sont elles qui rendent l’hommage des aromates habituels à sa sépulture; au matin de Pâques, c’est Marie-Madeleine qui le reconnaît et court prévenir les hommes. Ces femmes sont les premières à être témoins des rebondissements extraordinaires qui se produisirent alors. Sans leurs récits, personne n’aurait pu rendre compte de ces faits. À l’évidence, elles font partie du groupe des disciples, au même titre que les Douze qui entouraient le Nazaréen. L’évangéliste Jean l’atteste en rapportant que tous et toutes reçoivent l’Esprit (Jn 3, 3-9), sont envoyés-es en mission (Jn 20, 21), reçoivent le pouvoir de pardonner les péchés (Jn 20, 23) et sont présents et présentes lors du dernier repas où il va jusqu’à laver les pieds des disciples réunis (Jn 13, 2-15). Et rien ne permet de penser qu’il se serait alors abstenu de toucher les pieds des femmes disciples qui participaient certainement à cette rencontre d’adieu.

Nous pourrions parler très longtemps du rapport de Jésus avec les femmes de son milieu; si tu le désirais, je pourrais t’indiquer quelques bons livres là-dessus.

Je lirais avec plaisir les livres dont tu parles. Déjà, je me sens très émue par ce qui est relaté du matin de Pâques, quand Marie-Madeleine voit un jardinier près du tombeau de Jésus et qu’elle s’écrie : Raboni ! Son intuition a reconnu Jésus. Les femmes ont senti dans leurs tripes que Jésus était ressuscité. Les apôtres avaient trop peur. Ils n’ont pas écouté battre leur coeur.

Par ailleurs, je veux bien voir un Dieu qui soit à la fois homme et femme. Mais dans le cas de Jésus, c’est embêtant… il était quand même bien un homme …

Oui, Jésus était un homme et aucune théologienne féministe ne pourra prétendre le contraire ou en faire un être hybride, moitié l’un moitié l’autre. Par ailleurs, si la représentation qu’il avait lui-même de Dieu était certainement celle d’un père, donc d’un homme, les images qu’il employait pour en parler empruntaient souvent le visage, l’attitude et l’exemple des femmes et comportaient donc aussi une représentationféminine de Dieu. Il connaissait parfaitement bien le Premier Testament; plusieurs textes y parlent de Dieu comme Sagesse, une image qui dépasse les rôles de mère et épouse tels qu’ils existaient alors. Car la Sagesse intervient dans les affaires publiques, prend des initiatives, dirige des actions sans attendre de permission d’agir… En fait, on y découvre une des représentations de Dieu parmi les plus utilisées à l’époque. Elle apparaît dans le livre de Job (Jb 28) mais se trouve surtout dans celui des Proverbes où elle déclare « Qui me trouve, trouve la vie » ( Pr 8, 35) et dans le livre de la Sagesse bien sûr. Cette image féminine de Dieu aurait pu traverser l’histoire jusqu’à nous si elle n’avait été complètement gommée par une autre image, mise de l’avant par l’évangéliste Jean, celle du Verbe. Il ne s’agit pas de rejeter l’image du Verbe plus masculine mais de retrouver celle de la Sagesse… ce que l’exégèse féministe a réalisé. Cela dit, il faut surtout… surtout… prendre garde de ne pas sexualiser Dieu et donc de ne pas le figer dans l’image d’un vieillard à barbe, d’un pape ou d’un grand manitou, pas plus que dans celle d’une vierge en bleue ou d’une mère castratrice pour les hommes… Je suis très consciente que mon plaidoyer semble laisser entendre que je souhaiterais une sexualisation féminine de Dieu… ce n’est absolument pas le cas… j’avoue cependant me servir de ce type de provocation pour brasser la cage et dénoncer l’inconsciente sexualisation masculine dans laquelle la tradition a enfermé la divinité chrétienne… jusqu’à aujourd’hui encore…

Ouf ! Voilà chère Jeanne, j’espère ne pas t’avoir écrasée devant toutes ces considérations… elles ne valent que ce qu’elles valent… rien de plus… J’aimerais, un jour, renverser les rôles : je poserais des questions et tu m’enseignerais ce que ton grand âge, ta sagesse aurait-on dit aux temps bibliques, peut m’apprendre sur moi-même et sur mon Dieu/e.

Lise

Merci Lise, pour cette prise de parole entre toi et moi, gage de recherche fructueuse peut-être. Car j’ai encore beaucoup d’autres questions… celle-ci par exemple : Dans la Trinité, il y a trois personnes qui s’aiment, qui interagissent, toujours en harmonie. Comment pouvons-nous insérer la présence d’une femme dans ce modèle relationnel?

Malgré notre quête, comme toi, je pense qu’on ne pourra jamais saisir Dieu. Je me dis que notre destin est une route qui ne nous mènera jamais à la Connaissance. Jésus a dit : Je suis la Voie. Nous cheminons et cheminerons sur sa voie. Depuis toujours, les hommes ont créé leurs dieux. Faisons comme eux. Nous finirons bien par nous relier à Lui d’une manière ou d’une autre.

Jeanne

Percé, juin 2012

Lise Baroni

A propos Lise Baroni

Théologienne spécialisée en théologie pratique et en travail social et cofondatrice du réseau Femmes et Ministères, Lise Baroni a été successivement directrice d’un centre de jour pour familles défavorisées, d’une école de formation au diocèse de St-Jérôme et professeure à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal. Elle est coauteure de « Voix de femmes, voies de passage » et de « L’utopie de la solidarité au Québec ».
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