Les femmes engagées en Église et leurs relations

Depuis le début des années 80, de nombreuses études en sciences sociales se sont appliquées à démontrer une désaffection notable pour les grandes idéologies sociales, politiques et économiques, pour les constructions rationnelles du sens, pour les relations longues et indirectes, pour les médiations institutionnelles de toutes sortes. Pendant qu’en surface, une course effrénée au progrès technologique se poursuit, de larges couches souterraines de la socialité sont à rebâtir un tissu humain plus chaud, fait de proximité et de relations proches. On ne parle plus ici de tendance mais de fait social assuré. Au Canada, et au Québec particulièrement, toutes les institutions sont touchées, y compris l’Église. Dernièrement encore, une recherche réalisée auprès du personnel pastoral du diocèse de Saint-Jérôme mentionnait la forte connotation relationnelle des approches pastorales féminines :

Cette forte composante affective, dans les entrevues, est majoritairement portée par les femmes. Ce sont elles qui élaborent le plus sur l’importance de la relation pour elles-mêmes et pour ceux et celles auprès de qui elles interviennent […] S’il est un lieu où semble se dessiner une différence marquée entre les hommes et les femmes qui œuvrent en pastorale c’est bien celui de la dimension relationnelle et affectivevi.

En plus d’être le fait d’une société postmoderne qui valorise les rapports directs de préférence aux relations longues, plus réservées et plus lointaines, il semble y avoir ici la marque de valeurs chrétiennes invitant à la rencontre intime d’un Dieu personnel. Ou encore, une empathie naturelle pour le prochain, celui ou celle dont on se fait proche. Peut-être également, une coloration particulière issue de l’expérience féminine. Quoi qu’il en soit, notre recherche confirme les résultats de l’équipe de Saint-Jérôme et appuie ceux du collectif dirigé par Anita Caron vii. Pourtant, un point n’a pas été clairement défini : de quoi est composé ce relationnel ? Abrite-t-il de simples retours sur soi ou des forces subversives de changement ? N’est-il que simple « quant-à-soi » renfrogné ou désir de construire autrement ? Cache-t-il une nouvelle façon de faire

Église ou la peur d’affronter les problèmes de l’institution ecclésiale ?

Il serait hasardeux de prétendre que les répondantes ont abordé directement ces questions. Mais une chose est sûre, l’analyse de contenu a dégagé une telle richesse qu’il a fallu le déploiement d’un large éventail de pratiques relationnelles pour rendre compte de nos découvertes. Longuement, ces femmes ont parlé de leur communauté d’appartenance, des relations avec leurs confrères et consœurs de travail, de leur cheminement de femmes et de cette relation privilégiée avec un Dieu qui ne cesse de les fasciner.

Avec un immense respect, nous tenterons ici de déployer les différentes facettes de ces relations parfois si intimes.

Les relations avec la communauté

Pour la très grande majorité des interviewées, la communauté chrétienne est primordiale. Il ne s’agit pas d’une vague entité théorique, ni même sociologique, mais d’un regroupement de personnes aux visages, situations et problèmes concrets. Qu’elles travaillent à l’école, à l’hôpital, à la prison, au niveau diocésain ou en paroisse, une approche personnelle, empathique et amicale leur apparaît essentielle. Pour ces femmes, sortir du fonctionnalisme et de la bureaucratie froide, c’est « faire du neuf » :

Moi je sens que mon rôle, ma façon de faire est particulière. Ce qui compte c’est l’attention aux personnes… elles sont importantes pour moi… elles sont au centre de mon travail. La personne avant la structure. Voilà du neuf dans une Église exclusivement masculineviii.

Certaines avoueront même que la qualité de leur travail et les satisfactions obtenues passeront obligatoirement par ce besoin d’être en lien chaleureux avec les autres. « Pour moi, c’est important de m’occuper de la personne humaine. J’ai besoin de relations, d’intimité avec les gens. » Réflexion inquiétante pour qui voit dans la venue massive des femmes en pastorale, la réponse à des besoins personnels. Certes, on pourrait craindre que cette préoccupation, légitime par ailleurs, en arrive à se refermer sur elle-même; mais il n’en est rien. La très grande majorité des femmes situent leurs relations dans un réseau d’amitié, large et ouvert. Si la personne est première, c’est en fonction d’une communauté à bâtir. Elles la désirent ancrée dans le vécu ordinaire des gens, respectueuse des différences, ouverte aux inédits et aux surprises de la vie.

Indépendamment du type de communauté ou du rôle qu’elles y jouent, la plupart des répondantes décrivent abondamment un mode de présence défini comme « de l’intérieur ». Épousant les hauts et les bas de la vie communautaire, les femmes admettent croître avec elle, souffrir avec elle, se débattre avec elle. Elles ne s’y projettent aucunement au-dessus, au-dessous, ou à côté. Membres à part entière, elles souhaitent vivement qu’il en soit ainsi pour les autres.

Mon but c’est que les gens s’impliquent dans la communauté chrétienne. Qu’ils se rendent compte qu’ils font partie de cette communauté, pas seulement la sœur ou le prêtre. Ce que je veux, c’est être une présence dans le milieu, attentive, ouverte… Il y a une animation, un esprit, une vie à créer… Nous autres, on est là avec le peuple pour arriver à vivre une certaine vie.

Les permanents, ce n’est pas nous; c’est la communauté. Nous ne sommes là que pour la servir. Voilà la mission de l’Église.

Souventes fois, elles parlent de leur communauté comme d’un corps vivant. Les femmes connaissent bien l’expérience d’un corps qui naît, grandit, évolue, se transforme, accueille ou refuse. « La femme a comme des entrailles pour recueillir et accueillir la misère des personnes au nom de l’Esprit. » Très souvent, elles associent expériences physiques et expériences spirituelles. La relation amoureuse, la grossesse, l’accouchement, l’allaitement deviennent des événements ouverts à la transcendance. Ces femmes connaissent trop bien l’incroyable fausseté d’un certain discours religieux qui présente le corps comme un obstacle à la rencontre de Dieu. Au cours des dernières années, des théologiennes ont montré combien le « Ceci est mon corps. Ceci est mon sang » pouvait être significatif dans le parcours d’une évolution féminine.

Les femmes qui ont conçu, porté pendant neuf mois le corps d’un être nouveau, qui ont vécu, avec plus ou moins de grandes souffrances, l’accouchement, qui ont serré contre elles ce petit être qu’elles ont procréé, disent avec émotion : « Ceci est mon corps ». Seules les femmes connaissent de façon expérientielle les multiples changements qui se sont opérés en elles, les tressaillements d’une vie nouvelle encore captive, les insécurités et les enthousiasmes d’un corps qui laisse émerger un autre corpsix.

À cet effet, une de nos interviewées a communiqué ses réflexions à la suite d’un accouchement particulièrement pénible. Voici un extrait du texte paru dans le journal de son diocèse. Mère de quatre enfants, elle connaît bien l’expérience du « corps mangé ».

J’ai prêté le plus intime et le plus personnel de mon être : mon corps. D’autres y ont habité. Ils s’y sont repus. […] Je connais maintenant le prix à payer pour prononcer en vérité ces mots : « Ceci est mon corps livré pour vous. » À chaque repas du Seigneur, ils ravivent ma conscience d’une alliance mais il m’est interdit de les prononcer à haute voix, ça m’inquiète tout en suscitant chez moi une grave question […]. Puisque les femmes ne peuvent pas être prêtres, comment cette expérience viscérale du corps livré peut-elle être dite dans toute sa vérité à la table du Christx?

La même émotion marque les récits de relations avec les communautés. À l’observation, un constat apparaît : les travailleuses en Église habitent « le corps du Christ » comme elles habitent leur propre corps, avec tendresse et entêtement, bien résolues à engendrer la vie. Mais cette proximité rend vulnérable, et les femmes souffrent des soubresauts, résistances et aliénations que subit tout processus de rassemblement. Certaines déplorent la faible ouverture au monde social, l’entêtement à centrer la quasi-totalité des énergies sur la liturgie ou les sacrements, et le maintien du rôle de station-service. Contre ces maux, plusieurs disent se battre résolument tandis que d’autres semblent complètement démunies. Dans un grand nombre d’entrevues, nous avons senti des femmes avoir « mal à l’Église » comme on a mal au ventre :

Je suis de plus en plus malheureuse de voir des gens programmés jusque dans leur corps et leur âme; c’est aussi comme cela dans l’Église. Prenez par exemple, la messe est toujours pareille, toute programmée. Mais enfin ! pourquoi refuse-t-on de changer ? Pourquoi cette structure, ce corps programmé dont on ne veut pas se défaire ? Je pourrais le quitter… mais pourtant, je suis sûre que c’est en restant dans le corps que l’on arrive à changer le sang.

Ainsi on ne quitte pas son corps malade, on le soigne, on le renforcit. La très grande majorité des intervenantes arrivent à discerner les « tressaillements d’une vie nouvelle encore captive » dans leur communauté et à nourrir les forces qui la feront naître. Elles encouragent la détermination, voire l’obstination de chrétiens et chrétiennes qui se déclarent décidés à prendre au sérieux l’expression mille fois entendue : « L’Église, c’est vous.xi » Les extraits suivants proviennent d’une intervenante en paroisse et d’une jeune théologienne. Nous avons trouvé la même préoccupation chez celles qui travaillent en d’autres milieux :

Les ressources bénévoles sont de plus en plus formées. On a maintenant affaire à des gens compétents, remplis de possibilités; on ne va plus les remplir comme des cruches… Ces gens-là savent ce qu’ils veulent, ce sont eux qui poussent et nous disent : nous ne formons pas un conseil de communauté pour dire oui, oui M. le curé ou non, non M. le curé.

J’ai la conviction que les gens ont un coffre à outils en ce qui concerne leur évolution religieuse. Le drame c’est qu’on leur a volé la clef. Mon rôle, c’est d’essayer de leur redonner cette clef qui les rendra capables de reprendre en main leur propre héritage.

L’étude de ces récits nous conduit à une conclusion claire et précise. L’approche relationnelle en pastorale, bien que remplie de chaleur et de cordialité, semble éviter le piège toujours possible de la fusion maternante. Une juste distance est gardée. L’écart est parfois fragile, mais sauvegardé par une sorte d’instance critique qui ne disparaîtra que lorsque tous et toutes deviendront véritables sujets de la communauté. Si la relation est recherchée, ce n’est pas pour annihiler mais, au contraire, pour faire exister communautairement.

Comme religieuse on accepte bien ce que je dis et fais, mais je me demande souvent comment arriver à m’effacer… Les femmes mariées ont aussi une place dans la communauté, elles y apportent une grande valeur… Comment arriver à ne pas porter ombrage à tout ce qu’elles font?

Il est essentiel de partager le pouvoir que nous avons. Il faut permettre, le plus possible, à des femmes et des hommes de s’impliquer dans la communauté. Pour cela, il faut leur donner de la place.

Oui la relation est désirée et entretenue avec soin, mais elle l’est comme un chemin essentiel pour atteindre le but. Les travailleuses en Église expérimentent durement les embûches de la route. Leur entêtement à continuer prouve bien qu’une certaine satisfaction émotive et relationnelle, quoique très importante pour elles, ne constitue pas la motivation fondamentale de leur engagement en Église. À cet égard, les relations de travail demeurent un lieu particulièrement révélateur.

Les relations avec les collègues de travail

Sur le terrain pastoral, les collègues sont multiples. Prêtres de paroisse, de région ou d’organisme; ils peuvent être collaborateurs occasionnels ou permanents. Agents et agentes laïques, religieuses ou religieux, marié-e-s ou célibataires, ils et elles participent à tous les niveaux de la structure ecclésiale. Également, de très nombreux bénévoles, surtout des femmes, contribuent très activement aux tâches pastorales, des plus simples aux plus fondamentalesxii. Au travail, plusieurs répondantes font état de relations positives avec leurs confrères et consœurs laïques. Les communications sont qualifiées de faciles et aidantes. Elles y reçoivent reconnaissance et appréciation. Les petits accrochages quotidiens qui ne manquent pas, comme en tout milieu de travail, ne semblent pas retenir leur attention. Elles n’en font aucunement mention.

Malheureusement, il semble que très souvent, il en soit autrement avec leurs collègues prêtres. Incompréhension, absence de collaboration, refus de travailler en équipe, difficulté de communiquer, paternalisme, autoritarisme, exclusion, les femmes n’en finissent plus de décrire la distance qui les sépare de leurs confrères ordonnés. Bien sûr, certaines vivent le contraire et se déclarent très satisfaites. « À la paroisse, je vis vraiment une expérience de coresponsabilité avec le pasteur. Le climat est très sain, plein de confiance et d’ouverture. » Mais leur nombre est si restreint que leur donner de l’importance ne servirait qu’à neutraliser le problème. Et quelles paroles claires ! Trop d’interviewées se plaignent pour qu’il soit permis ici de contourner la réalité. Les difficultés sont de tous ordres. Voyons quelques extraits :

Pour ne plus avoir à discuter, le curé a mis une agente de pastorale entre nous, maintenant, on ne se parle plus… Je ne me sens pas respectée du tout. Je vis cela comme un mal de communion. Tu essaies d’expliquer aux enfants qu’ils ont une place dans la vie paroissiale, mais toi tu te sens exclue.

Un prêtre m’a dit carrément que nous n’avions pas à leur montrer quoi que ce soit… Ils ne veulent même pas nous entendre.

La relation avec le prêtre a été faite d’accrochages, de pardons, d’accrochages. Nous ne pensons pas de la même façon. Je suis coordonnatrice, mais dans le fond, et aux yeux des gens, c’est lui qui mène… À certains moments, je recule et évite de prendre les devants.

Une sorte de tristesse marque les discours. Ces femmes cherchent à comprendre plus qu’elles ne se choquent et tempêtent. Plusieurs hypothèses s’alignent. Est-ce une façon différente d’envisager le travail ? S’agit-il d’exigences relationnelles trop grandes ? De revendications en matière de collaboration, d’égalité ? Ou plutôt de compétences particulières qui finissent par porter ombrage ? Assez nombreuses sont celles qui identifient la peur comme grande responsable :

Par quel bout vous prenez ça quelqu’un qui a peur ?… car c’est cela le principal problème, même chez les évêques.

Ils ne sont pas à jour… Je pense qu’ils ont beaucoup de difficulté à accepter cela. […] Si bien que lorsque quelqu’un arrive avec un peu plus de compétence, c’est menaçant… je crois que nous sommes très menaçantes pour eux.

Je connais des prêtres qui acceptent de se questionner… Ils arrivent à nommer leurs peurs, tranquillement pas vite.

Derrière de très nombreux récits, on peut deviner des situations conflictuelles frustrantes pour ne pas dire épuisantes. Et certainement, autant pour les prêtres que pour les femmes. Il ne s’agit pas ici de juger la culpabilité des uns et des autres, mais de rendre compte, du point de vue des femmes, d’une réalité que l’on refuse trop souvent de regarder en Église. Pourtant, les conflits qui dégénèrent ne réussissent qu’à mettre en évidence les limites et les vulnérabilités. Il faudra cesser un jour de refouler sous le tapis le côté sombre de nos belles intentions communionnelles. Par la force et l’ampleur de leurs récriminations, les femmes interviewées ne nous laissent pas le choix.

Trait de culture bien connu, les femmes arrivent à mieux gérer l’affectivité qui sous-tend nombre de problèmes relationnels. D’après nos analyses, les réactions sont fort diverses. Quelques-unes investissent sans fin espérant un déblocage positif. Certaines excusent et s’installent dans une patience quasi maternante. D’autres fignolent de fines stratégies, pendant que les démissionnaires cherchent de nouveaux alliés, dans de nouveaux milieux d’insertion. Enfin, de plus en plus de femmes avouent être épuisées et remettent en question la poursuite de leur engagement en pastorale. Quoi qu’il en soit, la situation semble pénible à vivre et demande force et courage. Seule une énergie sans cesse renouvelée permet de supporter sans trop de perturbations intérieures les bouleversements inhérents à de telles situations conflictuelles. Voyons donc quelles ressources profondes les répondantes puisent en elles, pour y arriver.

Les femmes et leurs relations avec elles-mêmes

Parties prenantes de la libération féminine des années 60 et 70xiii, la majorité des travailleuses en Église sont passées des modèles prescriptifs à des modèles plus inscriptifs. Elles entretiennent avec elles-mêmes des relations empreintes de détermination, de dépassement, d’enracinement intérieur. C’est avec une heureuse surprise que nous avons enregistré une très faible minorité d’entrevues exprimant des sentiments d’insécurité, d’infériorité ou de culpabilité. Lorsqu’elles le font, c’est avec une clairvoyance qui laisse poindre une aliénation bientôt maîtrisée.

On me demande régulièrement si je veux faire une homélie… je ne me sens pas prête. Pourtant dans mon milieu la porte est ouverte. La difficulté est de mon côté, dans la confiance que je n’ai pas en moi. Je suis marquée par un passé où la femme n’avait pas le droit de dire un mot dans cette Église. Le sens du sacré était transcendant et masculin. Parce que je suis marquée par cette situation, j’ai de la difficulté à m’impliquer.

Une telle lucidité trouvera sa propre solution. Pendant ce temps, d’autres communiquent leur étonnement devant une performance surprenante. Ces femmes héritent d’une sorte d’impuissance apprise depuis le tout jeune âge. Nos mères ressentaient l’injustice, mais n’en connaissaient pas la sortie. Inévitablement, un legs de peur et de culpabilité fut transmis. Mais le socle patriarcal est désormais ébranlé et la libération devient possible à toutes celles qui désirent y accéder. Quelques répondantes en partagent 1’expérience toute récente. Le discours marque encore le caractère inattendu de la bonne nouvelle.

Je me sens en vie… je suis surprise de me sentir capable d’apporter quelque chose. Je me surprends très souvent à avoir la capacité de faire des conférences de presse, par exemple, ou des petits discours ici et là. Il y a deux ans, j’étais chez moi avec les couches et les petits… Et maintenant, je me vois faire des choses étonnantes. Je suis retournée à l’université. Il y a un paquet de choses qui se sont réalisées en moi et dont je ne me croyais pas capable. Vraiment, ça me dépasse !

Bien sûr, collectivement, tout n’est pas acquis; cette lutte intérieure contre la transmission d’une insidieuse incapacité dite « naturelle » ne trouve pas la même issue chez toutes les femmes. Entretenues encore par des esprits religieux en mal d’un modèle de chrétienté révolu, les idéologies patriarcales subsistent toujours. Malheureusement, certaines y participent activement, d’autres y consentent comme malgré elles. Nos analyses ont certes relevé quelques cas, mais nous l’avons déjà dit, les avancées demeurent majoritaires et significatives. Une simple lecture attentive des entrevues permet d’observer une liberté intérieure acquise de haute lutte, un cheminement spirituel profond, une façon d’être et d’agir qui impressionnent par la qualité, l’autonomie et l’affirmation de soi. Véritablement, la plupart des interviewées ont d’ores et déjà remporté une incroyable victoire relationnelle face à leur propre condition de femmes.

Nos résultats ne font que confirmer sur le terrain ecclésial les constats déjà établis par d’autres recherches. En effet, il semble que l’état de perturbation continuelle, vécue par la société nord-

américaine, affecte différemment les deux sexes. Les femmes s’en sortent mieux que les hommes. N’y a-t-il pas deux fois plus de garçons que de filles qui décrochent de leurs études ? Et que dire des générations montantes ?

Les femmes de 20-35 ans semblent en général beaucoup mieux préparées que les hommes aux défis actuels. Elles sont retombées plus vite sur leurs pieds après les turbulences de l’adolescence. Dans la cohorte des jeunes en situation de dépendance chronique, de chômage, de marginalité, on compte plus d’êtres profondément défaits chez les hommes. Nous avons rencontré des femmes monoparentales d’une étonnante vitalité malgré des conditions de vie inacceptablesxiv.

Dans l’institution ecclésiale, cette sorte de fermeté assurée chez les femmes des générations actuelles se manifeste de plusieurs façons. Nous avons choisi deux constantes qui se retrouvent dans un nombre impressionnant d’entrevues. Apparemment contradictoires, elles ne font que révéler les deux facettes d’une même liberté. D’une part, les femmes se considèrent chez elles dans l’Église et se déclarent prêtes à y jouer des rôles importants. D’autre part, une fin de non-recevoir persistante pourrait bien priver l’institution ecclésiale de leurs nouvelles forces créatrices. Infiltrons-nous au milieu d’une conversation très représentative d’échanges fréquents tenus entre chrétiennes engagées. Elles sont cinq et œuvrent en milieu diocésain et paroissial. Patience, recommencement et ténacité sont au rendez-vous; les prises de position, claires et lucides. On leur avait posé la question suivante : « Comment présenteriez-vous votre travail actuel, à quelqu’un qui ne connaît pas le milieu ecclésial ? »

Moi je lui dirais que ça prend beaucoup de patience quand tu es une femme qui travaille en Église. Surtout lorsque tu te retrouves au cœur de la structure, dans des lieux décisionnels. Les petites avancées sont continuellement menacées.

Il faut toujours faire la preuve de notre crédibilité. On aime bien qu’on soit là, que nos dossiers soient bien présentés, que nous soyons compétentes, mais quand arrivent les moments plus officiels, on doit recommencer à prouver sa crédibilité.

Lorsque je regarde ce que l’Église exige des hommes qui assument des postes de direction comme le mien, je m’aperçois qu’il me faut être beaucoup plus compétente qu’eux… Je me rends compte aussi que je suis plus exigeante face aux changements et plus attentive à ceux qui sont rejetés, car moi aussi, d’une certaine façon, je le suis.

Une femme m’a demandé comment je faisais pour vivre et travailler dans l’Église; je lui ai dit que malgré tout, je suis heureuse d’y investir une partie de ma vie. Pour moi c’est important de m’y engager. Nous sommes la moitié de la population et nous avons quelque chose à dire et à faire dans cette Église… je m’embarque et je n’attends pas que les autres le fassent à ma place.

On a ouvert la porte et on est en train d’y entrer. On n’acceptera pas de se faire dire que les femmes ne devraient pas devenir prêtres. C’est pourquoi ce que nous vivons là est très important.

Trop souvent on regarde les femmes impliquées dans l’institution ecclésiale comme des naïves, inconscientes du guêpier dans lequel elles ont mis les pieds. Nos entrevues prouvent le contraire. S’il faut admettre qu’on ne peut parler de la totalité, on peut certainement affirmer que la plupart des interviewées nous ont paru au clair avec elles-mêmes et leurs engagements dans l’Église. Il est vrai cependant qu’une analyse sociopolitique et organisationnelle de l’institution ne semble pas, à quelques exceptions près, préoccuper les répondantes. Pourtant, lorsque nous les questionnons sur les difficultés rencontrées, leur langage devient assuré et très souvent incisif. Elles parlent de faits vécus, d’expériences subies, de murs rencontrés. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

Pour le moment, qu’il suffise de mentionner, très brièvement, le côté sombre de l’endurance des femmes en Église : la démobilisation du cœur. Près de celles qui s’entêtent à continuer envers et contre tout, il y a celles dont les batailles continuelles provoquent un sentiment amer d’éternelles répétitions. L’usure du temps et la lenteur des avancées vident les énergies et conduisent à l’intolérance. Des répondantes avouent leur fatigue :

Je me demande si ça donne quelque chose de s’engager comme femme dans l’Église. Il y a dix-ans, j’aurais dit oui. Aujourd’hui, je n’en suis plus si sûre. Il existe de petites avancées, mais c’est tellement peu. Nos gains sont fragiles; il n’y a pas de quoi se péter les bretelles.

En vérité, plusieurs reconnaissent qu’une grande lassitude les envahit et disent avoir « l’espérance essoufflée ». Bientôt, le cœur et l’énergie n’y étant plus, elles pourraient bien prendre la porte de sortie. Seuls ceux et celles qui œuvrent dans le monde pastoral connaissent l’ampleur de ce mouvement silencieux. Pourtant, une affirmation s’impose : que les femmes abandonnent ou qu’elles persévèrent, jamais nous n’avons pressenti dans leurs discours, même les plus désabusés, que leur relation à Dieu était compromise. Indéniablement, il y a là la force d’un lien qui s’enracine à un tout autre niveau d’expérience, celui d’une rencontre intime et bouleversante.

La relation des femmes avec Dieu

L’analyse révèle ici une étonnante homogénéité. Dès la première lecture, un constat se dégage : Dieu se présente à la totalité des répondantes comme une Trinité d’amour et de réciprocité. Plusieurs d’entre elles (surtout les catéchètes, les enseignantes, les responsables de l’initiation sacramentelle) sont appelées, de par leurs pratiques quotidiennes, à en témoigner verbalement. Et il s’avère évident que l’attachement à leur travail, malgré les problèmes et difficultés rencontrés, dépend étroitement d’une profonde relation spirituelle avec Dieu. Comme tant d’autres, elles ont rejeté les images anciennes d’un Dieu sévère et justicier. Lorsqu’il leur arrive de croiser encore ces anciens discours, elles s’en indignent radicalement.

Il y a des compréhensions de Dieu qui sont d’avant Jésus. Un Dieu punitif qui guette et attend ton premier faux-pas; oui, on parle encore d’un tel Dieu. C’est terrible comme nourriture spirituelle ! Pour ma part, j’essaie de parler d’un Dieu proche, qui te rejoint au cœur de ton existence, au milieu de ta vie.

Ainsi, chacune à sa façon, les femmes décrivent, avec insistance ou discrétion, l’image d’un Dieu rempli de tendresse et de miséricorde, « lent à la colère et plein d’amour ». Grande et belle figure d’un Ancien Testament accompli dans la personne de ce Jésus, Christ et Seigneur, devenu proposition de salut pour nos existences.

Mon engagement se fait au nom du Christ, c’est-à-dire, le Fils du Dieu vivant venu pour nous. Ce que je veux, c’est œuvrer à la réalisation d’un monde meilleur. Pour cela, je m’inspire des valeurs humaines qu’il a lui-même vécues, mais auxquelles il a donné un nouveau sens de partage, d’accueil, d’intériorité et de transformation aussi. Le plus important pour moi, c’est donc l’Évangile, parce que dans l’Évangile, tout va vers la résurrection.

Chez les répondantes, ces convictions sont omniprésentes. Impossible d’en dévier. Mais scrutant à la loupe les récits, une analyse plus fine laisse apparaître deux caractéristiques particulières : l’importance de l’Esprit Saint dans la vie et l’engagement des répondantes, et la certitude d’être appelée par Dieu à jouer, dans l’Église, un rôle important pour son avenir. Voyons brièvement ce qu’il en est.

Lorsque les femmes parlent de Dieu, elles le nomment rarement « Père », très souvent « Jésus », et massivement « Esprit » ou « Esprit Saint ». La foi en une présence de l’Esprit au cœur de la vie quotidienne, dans les hauts et les bas de leur vocation propre, et dans les activités de leur communauté occupe une place prépondérante dans les discours. Le simple alignement de quelques extraits permet de dégager un corpus fort révélateur :

  • L’Esprit dans le quotidien

Partir des besoins des gens, c’est travailler avec leurs pauvretés psychologiques, matérielles, académiques. Je ne travaille pas avec les riches de l’école, mais avec les pauvres qui viennent souvent me voir en pleurs. Cette dimension de mon travail me passionne, car c’est une présence de l’Esprit dans le quotidien. Travailler avec les jeunes, c’est les aider à découvrir cet Esprit qui les habite, les questionne et les invite à aller plus loin.

  • L’Esprit au cœur de leur engagement personnel

J’ai parfois des périodes creuses, mais avec la prière j’arrive à m’en sortir. Je vois la présence de l’Esprit Saint qui me conduit vers je ne sais trop quoi… Vers un nouveau vécu d’Église qui n’est plus du Moyen Âge, mais d’aujourd’hui.

  • L’Esprit dans la vie et la prière de la communauté

Je suis responsable d’administrer le baptême. Quand, dans une célébration communautaire, j’arrive à la bénédiction de l’eau, je m’adresse aux participants et leur dis : « C’est ensemble que nous allons demander à l’Esprit de sanctifier cette eau […]. J’ai besoin de votre foi… » Car, j’ai le pouvoir de bénir, mais j’ai besoin de la prière de la communauté pour appeler l’Esprit.

Beaucoup d’autres extraits auraient pu être cités. Une constante s’impose : si les femmes aiment l’Église malgré ses lenteurs et ses fautes, c’est qu’elles ont la conviction intérieure que, d’abord et avant tout, celle-ci est habitée par l’Esprit de Dieu et que, pour peu qu’on lui soit fidèle, la vie ecclésiale deviendra chemin de libération. D’aucuns pourraient qualifier ce Dieu de « Souffle subversifxv ». De toute évidence, les approches institutionnelles fermées, habituellement réfractaires aux avancées inédites, ne pourront qu’entrer en conflit avec cette vision de Dieu qui habite la foi des répondantes.

La deuxième caractéristique de la relation des femmes avec Dieu se dégage de la première et renforcit l’aspect subversif de cette spiritualité. Un nombre impressionnant d’interviewées affirment avoir reçu, de Dieu, un appel non équivoque.

Ce qui m’a aidée à tenir c’est la certitude d’avoir été appelée. Le plus important c’est d’arriver à discerner, de réaliser que tu es vraiment appelée à travailler dans cette Église-là… C’est un appel intérieur. En tant que laïque mariée, c’était vraiment pour moi la réponse à un appel. Je considère cette mission comme une seconde vocation.

J’ai déjà pensé à la vocation religieuse, mais je ne m’y sentais pas appelée. J’imagine qu’il y a des gens qui croient que je devrais être religieuse puisque je porte un appel très fort à travailler dans l’Église, mais ce n’est pas le cas. Il doit y avoir une place quelque part pour moi.

Souvent, cet appel est perçu comme l’aboutissement d’une croissance de la foi commencée avec le baptême. Exercer un rôle dans l’Église n’est pas décision facultative mais responsabilité face à une interpellation de Dieu lui-même.

Je crois qu’être disciple de Jésus et témoigner de ma foi est mon premier rôle. Je suis convaincue que le service que je rends à l’Église, c’est au nom de mon baptême et de ma confirmation que je le rends. Ceci est demandé à tous et toutes.

Comme au cœur de leur évolution psychologique et sociale, une sorte de maturité ferme habite leur spiritualité. De l’héritage traditionnel, émerge un credo personnel intelligent et libre. On ne peut craindre ici de pointer la quasi-totalité des entrevues. Certes, pareille analyse demeure extrêmement délicate, mais la densité de ces quelques paroles de femmes devrait suffire à démontrer l’intensité des relations qu’elles nourrissent à l’égard de Dieu. Devant la force de telles paroles, on est en droit de se demander pourquoi on déplore tellement le manque de vocations dans l’Église. Se pourrait-il que nos prières soient déjà exaucées ? Peut-être y a-t-il là une réponse inédite de l’Esprit.

Voilà qui termine l’étude du signifiant relationnel. Semblable déploiement, nous l’avons souvent affirmé, est issu des discours recueillis. Premier dans leurs liens avec la communauté, il se cherche laborieusement à ‘intérieur des relations de travail. Comme si une acquisition de plus en plus assurée de leur identité féminine et de leur relation avec Dieu n’était pas encore parvenue à créer des rapports d’altérité bénéfiques et satisfaisants avec leurs confrères prêtres. Question sérieuse recouvrant des zones cachées qu’il faudra avoir le courage de regarder en communauté. Les femmes ne demandent que cela. N’attendons pas que la désertion soit complète.

 

vi Entre l’arbre et l’écorce, op. cit., p. 162.

vii L’étude publiée sous le titre Femmes et pouvoir dans l’Église, op. cit. ne traite pas d’une façon formelle du thème des relations. Mais elle en trace les contours en faisant ressortir le faible intérêt des femmes pour l’analyse institutionnelle des rapports de pouvoir en opposition à l’importance des rapports d’amitié vécus au quotidien.

viii Affirmation équivoque, si on entend le mot Église comme le rassemblement du peuple de Dieu, car celui-ci ne peut être exclusivement masculin. Le contexte de l’entrevue démontre que cette répondante parle plutôt d’une structure institutionnelle dominée par les hommes. Cette confusion sur le terme Église est continuelle dans les entrevues comme dans le langage courant d’ailleurs. Mais les femmes savent très bien de quoi elles parlent et nous avons pu traduire lorsque nécessaire.

ix Voir Monique DUMAIS, « Femmes faites chair », dans Élisabeth J. Lacelle (dir.), La femme, son corps et la religion. Approches pluridisciplinaires, Montréal, Bellarmin, 1983, p. 65.

x Jocelyne HUDON-MIOR, agente de pastorale en paroisse. Ce magnifique texte est paru en entier dans le bulletin du diocèse de Chicoutimi, En Église, mars 1987, p. 6.

xi Expression devenue populaire dans le monde pastoral suite à la publication d’un livre de Rémi PARENT, L’Église, c’est vous, Montréal/Paris, Éditions Paulines/Médiaspaul, 1982.

xii S. BÉLANGER mentionne l’étude de M. Payette et F. Vaillancourt (1983) indiquant que « le bénévolat de type religieux vient au premier rang quant au nombre de femmes qui y œuvrent, et au premier rang en ce qui concerne le nombre d’heures effectuées », Les soutanes roses, op. cit., p. 173.

xiii Le féminisme des années 60 et 70 a contribué considérablement à l’incroyable « mise debout » du peuple québécois. Des femmes extraordinaires (pensons seulement à Simonne Monet-Chartrand, Jeanne Sauvé, Lise Payette, Hélène Pelletier-Baillargeon, Hélène Chénier, Elisabeth Lacelle, Marie-Andrée Roy, Monique Dumais, etc.), suivies de milliers d’autres, ont redressé la tête et déclaré : « Non, ça suffit ! » L’impuissance apprise et intégrée, ça suffit ! Les injustices structurelles, ça suffit ! Le modèle patriarcal, ça suffit !

xiv Jacques GRAND’MAISON (dir.), Vers un nouveau conflit de générations, Montréal, Fides, 1992, p. 16l.

xv D’après le titre d’un volume d’André MYRE, Un souffle subversif. L’Esprit dans les lettres pauliniennes, Montréal/Paris, Bellarmin/Cerf, 1987.

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