Du dernier rang – recension

couv-du-dernier-rangUne recension du livre de Lucetta Scaraffia, Du dernier rang – Les femmes et l’Église, Salvator, 157 p. septembre 2016
par Anne Soupa
(Recension publiée sur le site Le comité de la jupe et reproduite avec les permissions requises)

Lucetta Scaraffia vient de publier un livre qui fait appel à son expérience, celle du « dernier rang » où sont indument placées les femmes dans l’Église. Son réquisitoire ardent est celui d’une historienne qui rappelle que le christianisme est profondément égalitaire dans sa conception des hommes et des femmes. De quoi applaudir des deux mains! Avec humour et finesse, elle partage ses nombreuses expériences de l’indifférence ecclésiale actuelle envers les femmes et entraîne son lecteur vers les éclairages inédits que sa grande culture permet.

Très intéressante est sa manière de renverser la perspective encore fréquente qui consiste, pour les femmes, à être aimantées par les rôles « masculins » afin de les endosser. Lucetta souligne les efforts d’exégètes qui valorisent les activités des femmes des Écritures, que ce soit à la maison, dans le soin des corps ou dans leurs relations. C’est un changement de perspective qui s’installe petit à petit dans la société civile, où l’on ose maintenant contester la valeur normative du comportement masculin afin d’écouter d’abord les besoins de sa vie concrète.

Ce livre est donc un encouragement puissant à ce que l’Église institutionnelle ouvre les yeux sur la contribution indispensable des femmes. Son charme vient de la force de la parole de Lucetta, et non d’un esprit de démonstration ou de justification exégétique ou philosophique. Il n’empêche que certains de ses présupposés, plus affirmés qu’installés, ouvrent au débat.

L’un d’eux est le rôle central que Lucetta accorde à la maternité pour définir le destin féminin. Que celle-ci soit importante, personne ne le contestera. Mais sur quels appuis scripturaires l’étayer? N’est-il pas étrange que, à l’opposé de Jésus qui n’a jamais parlé de vocation des femmes à la maternité, l’Église ose la mettre au pinacle? Ni les grands récits de la Genèse ni Jésus n’ont donné de contenu positif à la « différence ». Elle « est » et se suffit à elle-même. Genèse 2 la fonde et établit une stricte égalité entre l’homme et la femme; Genèse 3, certes, évoque la maternité des femmes. Mais aussi le travail agricole des hommes. Si la maternité était un destin, celui des hommes serait toujours aux champs, ce que personne ne soutient. Lucetta la revendique au nom de l’Incarnation : nous devons faire ce pour quoi notre corps est fait. Fort bien. Les hommes sont-ils des étalons reproducteurs avant d’être des personnes humaines? Le socle, pour moi intangible, de toute vocation est d’assumer sa condition d’être humain. La maternité n’est pas la carte de visite des femmes. L’être humain est « parce qu’il est », point final. Sinon, il est l’instrument de la tâche pour laquelle on le définit, c’est-à dire qu’il en est l’esclave. Oublier cela, c’est oublier l’attitude de Jésus qui a considéré ses interlocutrices comme des êtres humains à part entière. Il s’en suit que la différence voulue par le Créateur permet la relation entre les êtres, elle est un piment pour l’esprit d’invention. Selon les cultures, elle varie… Comme il me paraît étrange de lui chercher à tout prix un socle normatif! Ne serait-ce pas le signe qu’on ne la trouve plus en soi? Qui nous empêche de la vivre pleinement? En « dernier recours », et à rebours de sa grande tradition, le magistère s’appuie aujourd’hui sur la notion de « nature », en l’occurrence sur la biologie. Mais nous savons tous combien le discours sur la différence a, au cours de l’histoire, masqué un âpre combat pour la défense d’inégalités de droits. Je crains que le non accès au ministère presbytéral que défend le magistère et que Lucetta cautionne comme « avant-poste de la différence » ne soit encore un combat catégoriel maquillé en propos théologique.

Derrière cette option s’en profilent d’autres que je questionne aussi. Lucetta regrette la déconnection sexualité-procréation que permet la pilule, dans une contestation assez rude de ce qu’est aujourd’hui une sexualité sans procréation. Le christianisme, en effet, à la différence du judaïsme (on peut se demander sur quelles bases scripturaires?), ne reconnaît aucune place au plaisir, même si Jean-Paul II a accordé un petit strapontin à l’amour entre les époux. L’acte sexuel y reste conditionné par la procréation. Paul VI, dit Lucetta, « refusa de considérer le sexe comme exclusivement source de plaisir ». Mais pourquoi passer d’un extrême à l’autre? Le magistère peut-il seulement imaginer qu’il y ait dans le plaisir une vraie éthique de l’autre? Une sexualité sans procréation a aussi ses règles, fondées sur la gratuité, l’échange, l’écoute. Quand on entend des femmes âgées évoquer leur vie sexuelle, elles parlent d’un mauvais moment à passer et de rien d’autre. L’homme actionnait la rencontre selon son unique exigence à lui. Où était la femme? Était-ce si bien que cela? Quant au prophétisme d’Humanae Vitae… oui, l’histoire, avec les préoccupations écologiques est venue au secours d’une encyclique qui n’en promettait pas tant. D’une façon plus large, c’est l’état d’esprit optimiste qui agitait les sociétés occidentales dans la seconde moitié du 20e siècle que Lucetta brocarde, souvent avec une réelle force de conviction. Oui, l’idée de progrès a fait long feu; elle est aujourd’hui suspecte. Mais honnêtement, qui a bien pu croire que la libération sexuelle apporterait le bonheur? Qui croit les bonimenteurs de ce genre? J’ai eu l’impression, sur cette question comme sur celle du genre, d’atteindre aux limites d’une tactique qui consiste à trop grossir ce que l’on veut contester. Oui, les études de genre ont eu leurs excès. Tout est-il à jeter?

Reste la très difficile question de l’avortement. Lucetta souligne que c’est celle du droit d’accès à l’humanité. Mais la nature est sauvage, elle prolifère sans foi ni loi. L’humaniser, c’est d’abord la circonscrire. Lucetta fait aussi sienne la fiction selon laquelle les stérilisations empêchent la naissance d’enfants indésirables. Mais ces enfants n’existent pas plus que le pot à lait de Perrette. Vit-on dans le fantasme d’une humanité qui serait la somme de tous les spermatozoïdes et de tous les ovules, ou vit-on dans la réalité des êtres qui sont là? Encore faudrait-il aussi savoir définir le moins mal possible le moment où le fœtus devient une personne humaine. Il n’empêche, encore… Le couple formé par la mère et l’enfant qu’elle porte est le lieu le plus emblématique d’un apprentissage vital : celui de l’autre. Rien d’étonnant à ce que les réponses tâtonnent…

Anne Soupa
Le 12 octobre 2016

A propos Anne Soupa

Diplômée de l’Institut d'études politiques de Paris, titulaire d’une maîtrise en droit et d’une maîtrise en théologie, Anne Soupa est une bibliste spécialisée dans la vulgarisation biblique. Elle est cofondatrice du Comité de la jupe et de la Conférence catholique des baptisé-e-s francophones. Elle est, entre autres, auteure de Dieu aime-t-il les femmes? (Médiaspaul,‎ 2012), Douze femmes dans la vie de Jésus (Salvator, 2014) et François, la divine surprise (Mediaspaul, 2014).
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