L’engagement social des chrétiens au Québec : passages et défis

Invité par le Centre justice et foi à prendre la parole sur un sujet de mon choix, j’ai décidé, à l’occasion de mes 70 ans, de faire œuvre de mémoire et de prospective sur un thème qui a été sans cesse pour moi un objet de préoccupation : l’engagement social des chrétiens au Québec. Ne voulant pas appuyer mes propos sur mes seuls travaux et expériences, j’ai choisi d’étudier le cheminement de la revue Relations qui a le même âge que moi. Deux raisons expliquent, en outre, ce choix : dès ses débuts, ses responsables se sont préoccupés de la question sociale dans ses diverses dimensions, il était donc possible d’y déceler certains passages qui recoupent l’expérience des chrétiens engagés socialement; d’autre part, comme membre de son comité de rédaction, j’y trouve un lieu de prospective riche et dynamique qui influence ma compréhension des défis actuels. 

Je ne pouvais en quelques semaines faire une étude systématique des soixante-dix dernières années de Relations. J’ai été le plus loin possible dans mes souvenirs pour marquer un point de départ dans ma recherche. Pendant mes études en théologie, j’avais mis sur pied le cercle d’études Léon XIII sur l’enseignement social de l’Église. On s’y était arrêté à l’analyse de la Lettre des évêques québécois sur le Problème ouvrier publiée en 1950. Une étude du contexte de cette parution m’avait alors renvoyé au conflit de l’amiante en 1949, mais aussi au numéro de mars 1948 de Relations qui traitait de la silicose. 

J’ai ainsi décidé d’entreprendre l’étude de tous les numéros de cette année et de poursuivre la recherche de dix ans en dix ans, en lisant les numéros des années 1958, 1968, 1978, 1988 et 1998. Je désirais procéder de façon systématique en évitant de me laisser guider dans mon échantillonnage par d’autres évènements tels que la Révolution tranquille, le Concile Vatican II, les évènements d’octobre 1970, l’arrivée au pouvoir du PQ en 1976, le Référendum de 1980, la Loi constitutionnelle de 1982, les diverses crises économiques etc. Mon objectif était de tracer différents passages vécus par la revue, liés moins à des évènements particuliers qu’à de véritables mutations sociales, ecclésiales et culturelles. 

Comme il arrive souvent en recherche, tout ne s’est pas passé comme prévu. À la bibliothèque de l’Université Laval, quelle ne fut pas ma surprise quand, après des démarches auprès de la bibliothécaire, nous avons constaté qu’il manquait sur les rayons et dans les fichiers centralisés tous les numéros de 1948 et 1949 de la collection de Relations. Cela a éveillé ma curiosité, mon intérêt et mes soupçons. Heureusement, le Centre Manrèse m’a tiré d’embarras en mettant sa collection à ma disposition. 

LES CHEMINEMENTS DE LA REVUE RELATIONS DE 1948 À AUJOURD’HUI 

Dès la lecture des premiers numéros de janvier et février 1948, j’ai été étonné par la grande place que l’on accordait aux collaborateurs laïcs, hommes et femmes, (six en janvier seulement dont deux femmes) et par la pertinence des thèmes abordés : l’invitation à créer Radio-Québec, le problème du logement, la défense des Canadiens français et de leur langue, l’histoire du peuplement francophone dans les Cantons de l’Est, les regroupements des mouvements de jeunesse, le drapeau du Québec, l’importance nationale des universités, le plan Marshall, l’autonomie provinciale, la reconnaissance des néo-canadiens, et j’en passe. 

L’Affaire silicose 

Le numéro de mars pour sa part est presque entièrement consacré à la silicose. Le père Jean d’Auteuil Richard, directeur de la revue, écrit dans un éditorial très engagé : «  Les victimes de SaintRémi sont nos frères… Les chrétiens doivent prendre l’initiative » de dénoncer une telle situation. Burton Ledoux, franco-américain noncatholique, propose un long article intitulé : « La silicose-De Saint-Rémi d’Amherst à l’Ungava ». 

C’est le fruit d’une enquête sur le terrain, d’une analyse de différentes études scientifiques et de statistiques. Il y précise ce qu’est la silicose. Il établit la liste des personnes dont le décès dans le village est relié à cette maladie apparentée à l’amiantose. Il s’intéresse aux personnes silicosées et à leurs familles ainsi qu’aux conséquences sociales de la situation. Il pointe les divers responsables : la compagnie, le gouvernement par son laisser-faire, la profession médicale et la profession légale qui sont au service des compagnies. Il ouvre certaines perspectives et fait des mises en garde sur le développement de l’Ungava qui est le projet de l’heure. 

À la fin de son article, il affirme : « Les Canadiens français possèdent aujourd’hui les moyens de prendre la direction du développement comme celui de toutes les ressources naturelles de la province. S’ils faillissent aujourd’hui à s’en servir effectivement, ils pourraient en subir, dans leurs aspirations et leurs institutions, un contrecoup encore plus grave que celui de la conquête. » Tant par le sujet traité que par l’approche retenue, le texte nous apparaît très contemporain et rejoint des débats actuels sur les gaz de schiste, le développement minier et le Plan Nord. 

Mais, ce dossier aura des conséquences négatives particulièrement importantes sur le devenir de la revue. Dès le mois de mai, sous la pression des forces économiques, financières et politiques, Relations publie une déclaration des compagnies minières pour rétablir les faits selon leur vision des choses. On se serait attendu à ce que Burton Ledoux ou le père d’Auteuil Richard réagissent, se défendent, mais il n’en est rien. En juillet, le directeur intérimaire, le père Dugré, désigné à la suite du départ forcé du père Jean d’Auteuil Richard, écrit une rectification et admet quelques erreurs ou imprécisions, sous la pression de Mgr Charbonneau et du Père provincial Léon Pouliot qui sont troublés par les différentes avocasseries, la réprobation du Gouvernement Duplessis et la crainte de poursuites financières de la part des Compagnies. L’affaire est close. Le silence est fait. On a réussi à faire taire les dénonciateurs. 

En octobre 1948, un nouveau directeur est nommé. Tous les articles de ce numéro sont écrits par des pères jésuites. Le ton de la revue change pour une assez longue période. Elle traite encore de questions sociales, mais de façon plus théorique et philosophique. On parle encore de l’exploitation du Nord, du Nouveau-Québec mais à partir des lettres de Mgr Labrie et non plus des enquêtes ou analyses; on s’intéresse à la Déclaration des droits de l’homme de l’ONU, au fédéralisme et à l’éducation, au problème de la justice sociale, mais aussi au communisme et au socialisme. Les références à l’enseignement social de l’Église sont nombreuses. On reste au niveau de l’affirmation de principes directeurs de l’action. 

La formation morale des leaders 

En 1958, on peut remarquer que le rattachement de la revue à l’École sociale populaire est terminé. La revue est publiée par un groupe de Pères de la Compagnie de Jésus sans autre pré- cision. Une annonce en juillet de la même année présente Relations de la façon suivante : « revue d’intérêt général par excellence au Canada français. On y traite des problèmes actuels sans préjugés, d’après les principes sûrs et dans une lumière qui va au-delà des faits. Elle compte plus de 13 000 abonnés qui se recrutent parmi l’élite de nos hommes de profession libérale, de nos éducateurs, de nos hommes publics, de nos chefs ouvriers, de nos dirigeants. » On ne mentionne pas qu’elle porte une attention spéciale aux questions sociales, attention qui était soulignée à l’origine de la revue en 1941. Relationss’intéresse d’abord aux leaders et à leur formation morale. 

On retrouve un bon exemple des limites de la revue dans sa campagne contre les caisses électorales menée par le père Maurice Lamarche. Ce dernier se livre à une série d’analyse de cas hypothétiques dans un article qu’il intitule « Cas pratiques de morale électorale ». Il imagine des personnages et des situations, il interpelle le lecteur, il énonce certaines solutions. Il s’inspire certes de ce qui circule dans l’opinion publique, mais ne dénonce aucune situation réelle. Il fait de la casuistique hypothétique, comme on le fait dans les facultés de théologie en morale sexuelle. 

Attentive aux faits et aux pratiques 

1968 est marquée fortement par de nombreux articles sur la situation politique du Québec à la suite des États généraux du Canada-français, de la Commission Laurendeau-Dunton, de la Conférence constitutionnelle. Richard Arès écrit un excellent article sur « La colossale entreprise de rebâtir un Canada à deux ». De nouvelles réalités sont évoquées : la naissance de Développement et paix, les laïcs théologiens, un cours d’histoire des religions donné en douzième année au Collège Sainte-Marie, lointain ancêtre du cours Éthique et culture religieuse, la Conférence internationale et le conseil canadien des chrétiens et des juifs, l’Église des pauvres introduite par une référence aux écrits du père Paul Gauthier, la conférence organisée par les 12 principales Églises chrétiennes du Canada sur le thème « conscience chrétienne et pauvreté », les comités de citoyens et la pauvreté. 

La revue est plus attentive aux faits et aux pratiques. Dans un article du numéro de décembre traitant de la langue française et intitulé « Pouvons-nous espérer ?  », le père Joseph d’Anjou qui suit ce dossier à la trace d’un numéro à l’autre souligne qu’« on n’a pas le droit de considérer une langue comme un simple organe de communication verbale  ». Cet article donnerait à réfléchir plus que jamais dans les débats présents sur la langue. 

Une période de transition 

En 1978, la revue présente deux rubriques qui sont familières à ses lecteurs actuels, les « Face à l’actualité » qui permettent de réagir à certains évènements et les « grands dossiers » qui conduisent à la collaboration avec des personnes de l’extérieur, à l’accueil de la diversité des points de vue et à l’expression d’une option de la rédaction. 

Les principaux dossiers de cette année ont été : la transmission des valeurs chrétiennes; l’enseignement collégial au Québec; quels soins? Quelle santé; à Rimouski, la paroisse comme fédération de petites paroisses; l’avenir de l’Université; les francophones hors Québec; réflexions sur le début et la fin de la vie. Des textes traitent de la pastorale en milieu ouvrier, des femmes dans la société québécoise, de la politique et des croyants au Canada lorsque se pose les questions de l’Unité du Canada et de l’œcuménisme; l’évangile à Saint-Henri en milieu ouvrier; De Medellin à Puebla : une expérience menacée; une éthique chrétienne de la libération; une parole urgente : le Dieu des pauvres; prière et engagement. Près de vingt-cinq ans plus tard, on pourrait reprendre tous ces thèmes. Il serait intéressant de voir les changements dans l’analyse des situations et dans les angles d’approche. 

On perçoit que Relations est en période de transition. En 1978, il y a une différence non négligeable entre les dossiers plus préoccupés de l’évolution des institutions et les textes où les auteurs se confrontent à de nouvelles réalités, prenant position sur des pratiques qui s’inspirent des options évangéliques du Concile et du document de la Conférence des évêques latino-américains de Medellin. 

La revue revient à ses racines premières. On en veut pour preuve que c’est la première fois qu’elle célèbre officiellement l’anniversaire de son numéro sur la silicose. Dans un article intitulé « Saint-Rémi d’Amherst, il y a trente ans ou l’atroce surprise », Jean-Pierre Richard, dont le père et l’oncle ont travaillé à la mine et sont morts de la silicose, réfute les allégations de la déclaration 5des compagnies de mai 1948. Il met en évidence la stratégie de la compagnie qui a eu pour but de miner la crédibilité du texte de Burton Ledoux et de retirer l’appui de l’Église à la cause de la silicose. Il explique le rôle joué par Mgr Charbonneau et le père Provincial Léon Pouliot. Dans le numéro de juillet-août, il répliquera à une lettre de M. Ballantyne, publiée par Relations, dans laquelle ce dernier se porte à la défense de Mgr Charbonneau. 

Jean-Pierre Richard, devenu journaliste à TVA, récidivera dans le numéro de mars 1988 de Relations. À la suite d’une rencontre avec le père Jean d’Auteuil Richard l’année précédente, il revient sur l’épisode de la rétractation, des pourparlers avec les avocats et avec l’archevêque, et sur l’influence de Duplessis qui craignait que l’Église remette en cause la mise en valeur de la Côte-Nord et de l’Ungava à partir de l’expérience de Saint-Rémy. Avec le recul, Richard affirme que « Cet article (de Burton Ledoux en 1948) marque aussi le premier essai de coalition des forces progressistes qui préfigure ce qu’on devait appeler la Révolution tranquille, acte de naissance du Québec moderne, urbain et laïcisé où l’Église est passée du niveau de la hiérarchie contraignante à celui de l’association volontaire. Mais, sans le latin, le plus précieux des matériaux du sanctuaire fracassé. » Indirectement, il associe cet article à d’autres évènements de cette période, tels la grève d’Asbestos et la publication du Refus global aussi considérés comme précurseurs des années soixante. 

Une publication du Centre justice et foi 

En 1988, la revue est, depuis quelques années, publiée par le Centre justice et foi, œuvre jésuite consacrée à l’analyse sociale et développant une expertise sur les enjeux du vivre-ensemble. Après avoir été rédactrice en chef, Gisèle Turcot devient directrice de Relations en septembre. 

Les dossiers auxquels s’intéressent la revue sont plus chauds, plus critiques, plus politiques : la dénatalité, thème traitée uniquement par des femmes, les assistés sociaux et la réforme de l’aide sociale; la métamorphose de l’État-providence, l’avortement; le déclin de l’empire américain; la pauvreté sous Reagan; éthique et pluralisme; le compte de l’Hydro, expression d’un changement de vocation; l’industrie militaire au Québec; une réflexion sur la charité et la solidarité; et surtout un nouveau dossier choc : « Un Québec, cassé en deux », qui ouvrira un débat et une réflexion importante. L’expression sera souvent réutilisée pour exprimer une critique des choix socio-économiques du Québec et décrire la situation des laissés-pour-compte. 

Au niveau international, on s’intéresse d’abord à l’Amérique latine : Cuba, Salvador et Haïti. Des articles abordent des questions telles que la responsabilité à l’égard du logement des sans-abris; le mode de nomination des évêques et le mauvais usage du secret pontifical; le libre- échange et l’emploi; les femmes et l’emploi; la Commission Rochon; les groupes ethniques et l’accès à l’égalité, le renouveau autochtone, l’option souverainiste. 

Responsabilité laïque 

En 1998, Carolyn Sharp est directrice de la revue qui est toujours publiée par le Centre justice et foi, « sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus et d’une équipe de chrétiens et de chrétiennes engagés dans la promotion de la justice ». Ce dernier énoncé n’était pas présent en 1988. Il indique une tendance lourde dans les œuvres des jésuites. Les laïcs ne sont plus seulement des collaborateurs, ils exercent une pleine responsabilité, reconnue officiellement. 

Deux dossiers de cette année sont des hommages à des pionniers remarquables : Madeleine Parent, syndicaliste, féministe et femme d’action, décédée récemment, et Julien Harvey, un des piliers du renouveau de Relations, reconnu par les divers auteurs comme homme de foi, homme du pays, homme de dialogue, penseur de l’identité nationale, prophète du vivre-ensemble, amoureux de la vie, si fidèle en amitié. 

La revue interpelle l’Église. Elle critique le cadre abstrait du Synode pour l’Amérique, la gestion des droits de la personne en Église, la place faite aux femmes. Elle s’interroge sur l’identité comme phénomène en mutation profonde, l’éloignement du PQ de la social-démocratie, la régionalisation comme enjeu de pouvoir, la concentration des médias. Relations prend parti pour les droits humains, les réfugiés, la Campagne du jubilé concernant la remise de la dette des pays abusés et la reconnaissance monétaire du travail familial. 

L’équipe de Relations s’oppose au processus d’appauvrissement des défavorisés, à la fusion des banques, au projet néolibéral de Paul Martin, à la consommation, aux orientations du FMI et de la Banque mondiale. Elle s’intéresse aux grandes questions économiques. Elle favorise des réflexions sur le lien entre science et foi, l’évolution de la démocratie en Afrique, la situation des Juifs à Montréal; l’éthique, la spiritualité et l’euthanasie; une sociologie pour l’action. 

Permettez que je termine cette évocation rapide, limitée et orientée de l’histoire de Relations, en citant la présentation que la revue fait d’ellemême depuis quelques années. « La revue est publiée par le Centre justice et foi, un centre d’analyse sociale progressiste fondé et soutenu par les Jésuites du Québec. Depuis 70 ans, Relations œuvre à la promotion d’une société juste et solidaire en prenant parti pour les exclus et les plus démunis. Libre et indépendante, elle pose un regard critique sur les enjeux sociaux, économiques, politiques et religieux de notre époque. » 

Il vous serait sans doute possible de dégager de cette première partie de la conférence, certains passages et déplacements qu’a connus la revue jusqu’à ce jour, permettez que j’en souligne quelques-uns qui révèlent en même temps certaines caractéristiques de l’évolution de l’engagement social des chrétiens et les défis qui en découlent. 

PASSAGES ET DÉFIS 

Des religieux aux laïcs 

En octobre 1948, la revue était publiée, dirigée et écrite très majoritairement par les jésuites. Elle est aujourd’hui publiée par le Centre justice et foi dont la directrice est une laïque. Le rédacteur en chef, la rédactrice en chef adjointe, la secrétaire de direction sont aussi laïcs. Le Comité de rédaction ne comporte aucun jésuite même si la revue obtient le soutien des Jésuites du Québec. Ce passage des religieux ou des clercs aux laïcs que l’on croyait réservé, dans les années soixante, au système public d’éducation et au système de santé et des services sociaux, se fait aujourd’hui dans l’Église même, au sein de ses mouvements, de ses œuvres, de ses services et même dans les paroisses regroupées où les communautés chrétiennes doivent se prendre en main. Le nombre de religieux et de prêtres est en diminution constante. Des communautés religieuses féminines et masculines cherchent à poursuivre leur mission en appuyant l’engagement de chrétiennes et de chrétiens, en soutenant financièrement certains mouvements, institutions et services; elles désirent laisser un héritage à la collectivité. 

La Compagnie de Jésus à Québec réussit bien cette transition à la responsabilité laïque. Le Collège Garnier conserve, dans son projet éducatif, la pédagogie qui a fait le renom de la tradition jésuite. Le diplôme Garnier, remis à un certain nombre d’étudiants à la fin du secondaire, a pour objectif de reconnaître une formation intégrale de la personne qui favorise la performance scolaire, mais aussi les arts, les sports, la santé, l’engagement social, l’ouverture à l’international, la spiritualité. La Maison Dauphine où s’exprime l’option pour les laissés-pour-compte et pour les pauvres adoptée par les jésuites pendant le mandat du père Arrupe, à la tête de la Compagnie de Jésus, est maintenant soutenue par la population et les institutions de la ville de Québec. Dans une rencontre avec les responsables de l’œuvre, il y a quelques années, j’ai été frappé par leur référence fréquente à l’amour inconditionnel de l’autre comme condition indispensable à leur mission. Enfin, le Centre Manrèse continue sa tâche de formation et d’accompagnement spirituel grâce à la collaboration de laïcs, qui en ont la direction, assistés de religieuses et de pères jésuites. 

Ces réussites ne doivent pas cacher les défis rencontrés : la formation et le choix de responsables, le cadre institutionnel à adapter ou à créer, le développement du bénévolat pour appuyer des permanents dont on doit assurer des conditions de travail qui leur permettent de vivre adéquatement. Des communautés religieuses assurent encore pour le moment un soutien et une expertise. Mais leurs membres vieillissent, les recrues sont rares, les coûts du vieillissement et de l’accompagnement des aînés augmentent. Les diocèses et les paroisses sont aux prises avec les mêmes problèmes. Tous connaissent un réel appauvrissement. 

Malheureusement, c’est souvent tout ce qui est rattaché de près ou de loin à ce qu’on appelait la pastorale et l’action catholique qui en souffre le plus. Pourtant, celles-ci sont essentielles à l’évangélisation bien comprise, à la reconnaissance de la pertinence de l’Évangile. On met souvent de fortes énergies et de fortes sommes d’argent à vouloir sauvegarder des églises paroissiales. Ce qui compte pourtant, c’est d’assurer des conditions décentes à celles et ceux qui sont prêts à donner quelques années de leur vie sinon toute leur vie pour animer, regrouper, former les bénévoles dont l’Église a besoin pour réaliser sa mission dans le monde et aider à l’humaniser en permettant que chaque personne puisse vivre dans la dignité, être reconnue comme une sœur, un frère. 

La Commission Dumont en 1972, il y a quarante ans, posait déjà la question du financement dans l’Église québécoise. Elle appelait à une participation accrue des laïcs à l’administration des biens de l’Église, elle questionnait les sources de financement et la répartition des dépenses dans l’Église, elle dénonçait l’importance du béton par rapport à la pastorale et s’interrogeait sur les moyens de financement. On n’a pas pris cette question suffisamment au sérieux. On n’a pas proposé de vision d’ensemble assez vite. On se retrouve devant un chantier important au moment où il y a urgence. 

Vous êtes peut-être étonné de me voir traiter de cette question, mais je sais trop ce qu’ont souffert les mouvements d’action catholique, la pastorale jeunesse, la pastorale sociale et la pastorale de la rue au cours des dernières années pour faire silence. On doit faire appel certes au bénévolat des laïcs, mais on ne peut oublier la nécessité d’une permanence de qualité, d’un minimum d’organisation, de budgets minimaux pour assurer la formation et permettre des rencontres qui dépassent les assemblées de cuisine. Il devient nécessaire de trouver des solutions structurantes dans des délais de plus en plus courts. Il faudra pour ce faire déborder les limites paroissiales et institutionnelles actuelles. 

L’analyse sociale 

Arrêtons-nous à un second passage. La revue, dans ses premières décennies, accordait beaucoup d’importance à la promotion des principes tirés de la pensée du pape et des évêques, ainsi qu’à la doctrine sociale de l’Église. Il en était de même dans les mouvements d’action catholique et au sein du syndicalisme catholique quoiqu’on y pratiquait la méthode du voir, juger, agir. Il y avait une observation des faits par les militants, mais le jugement renvoyait à un enseignement défini par d’autres et la plupart du temps non interprété. On référait à une encyclique ou à une parole de l’écriture. 

Aujourd’hui, l’équipe de rédaction travaille avec divers partenaires qui partagent une analyse sociale progressiste. Il s’agit, entre autres, d’universitaires et de membres des réseaux communautaires, du réseau jésuite international de centres engagés pour la justice, de collaborateurs et collaboratrices au secteur Vivre ensemble du Centre justice et foi. Lorsque l’on prépare un numéro de la revue, il y a toujours au point de départ une tournée de l’actualité, l’identification de certaines questions qui mériteraient une prise de parole, mais dès ce moment, celles-ci sont observées à l’aide d’une grille d’analyse, inspirée des travaux de Karl Lévesque et Guy Paiement. Le jugement que l’on porte sur les situations retenues, est lié à une interprétation qui fait appel à diverses disciplines et à une certaine compréhension de la société, de l’économie, de l’être humain, du spirituel, du religieux, de l’Évangile et du catholicisme. Le jugement n’est pas déduit d’un discours, d’une parole; il est interprétation en vue d’une prise de décision, d’un agir ou d’un écrit. 

N’est-ce pas dans cette situation que se retrouvent aussi les chrétiens engagés socialement, peu importe leur profession, leur lieu de travail, leur engagement. Ne sommes-nous pas tous confrontés à l’étude et à l’analyse plus qu’à la reprise d’un discours lorsque nous voulons nous engager à transformer la société ? Et comme croyantes et croyants, ne sommes-nous pas tous appelés, au cœur de l’analyse et de l’action, à porter attention à ce qui advient aux personnes les plus faibles lorsque nous prenons position ? 

Ce sont l’analyse de la situation politique, économique et démographique du Québec et les réflexions sur les liens entre le développement, les droits à l’autodétermination et la libération qui ont fait passer Relations de la défense du Canada français, à la thèse des deux nations, à l’option souverainiste, au questionnement si difficile sur l’identité québécoise, dans un environnement mondial où les identités fermées sont porteuses de tant de violence et où la situation des migrants est si pénible. C’est l’attention à la réalité, et aux systèmes financier et économique ainsi qu’au développement de certaines organisations, de même qu’à l’Évangile, qui a conduit la revue à passer de l’intérêt à l’engagement des élites au parti pris pour les exclus et les plus démunis. 

Ce défi de l’analyse partagée avec d’autres et de l’action évaluée à partir de son effet sur les personnes, et les personnes les plus faibles, est au cœur de l’engagement social des chrétiennes et des chrétiens. Il est fort exigeant dans le contexte de la globalisation financière qui élargit les écarts entre les peuples et les personnes, de l’univers médiatique qui détourne l’attention de l’essentiel et de la géopolitique. 

Croyants et non-croyants 

Un troisième passage, très lié à ce dernier, est l’intérêt à travailler au coude à coude avec des personnes et des groupes qui ne partagent pas la même foi. Dès avant le concile Vatican II, Relations a montré son intérêt à l’œcuménisme et particulièrement aux activités de l’Église anglicane. Par la suite, la revue a porté attention aux rencontres inter-Églises au Canada, puis au pluralisme religieux auquel étaient confrontés les membres du secteur Vivre ensemble. Elle a ouvert les portes de sa rédaction à des personnes qui se situaient différemment au plan religieux. Partisane de la laïcité ouverte, elle est aujourd’hui préoccupée par la recherche commune d’un humanisme qui soit au fondement de nos choix collectifs. Les Soirées Relations et les Journées d’étude de même que la participation à différentes coalitions sont autant d’occasion d’y parvenir. Tout cela ne se fait pas sans difficulté comme ont pu le constater les responsables de l’organisme Développement et Paix. 

L’engagement à la transformation du monde au nom de sa foi ne peut se faire dans une société comme la nôtre sans cette approche commune et sans ce respect des différentes options religieuses et laïques au sein de diverses institutions, organisations, entreprises, professions, partis politiques, associations ou mouvements. L’expérience commune le démontre. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, le Québec a vécu peu à peu le passage de la défense d’institutions catholiques chargées d’assurer l’encadrement des chrétiens engagés socialement à une présence au sein d’organismes qui sont définis d’abord par leur mission sociale, économique, politique. Le défi a été et demeure encore important. On n’est pas toujours à l’aise soi-même pour lier foi et engagement ou pour exprimer une dissidence au nom de celle-ci, mais on sait qu’on ne peut se retirer dans un cercle fermé, qu’on doit rester là, au cœur de l’analyse, de la protestation et de l’action sans renier sa foi, mais souvent dans un certain silence, en ne témoignant de celle-ci que par ses actes, ses gestes, la défense des personnes, la qualité de l’ argumentaire qui n’utilise pas un langage religieux incompris par les autres dans une société sécularisée. 

En juillet 1998, dans Relations, Gregory Baum a écrit un article intitulé : « Parler de Dieu sur les barricades ». Il s’interrogeait sur la réticence des chrétiens engagés socialement à parler de Dieu, de leur foi en public. Il en discernait la principale cause dans le manque d’un langage adéquat, d’un nouveau discours, d’une théologie significative pour rendre compte de sa foi auprès de ceux et celles qui ne la partagent pas. Depuis lors, des efforts ont été faits pour développer une théologie contextuelle dont rend compte le livre publié récemment et intitulé L’utopie de la solidarité au Québec. Contribution à la mouvance sociale chrétienne.[1] Il me semble qu’il importe aussi que les chrétiens et les chrétiennes engagées socialement puissent exercer, en groupe ou en équipe, un certain discernement sur ces questions de leur présence et de leur témoignage au cœur du monde, sur les difficultés rencontrées, sur la façon d’influencer les perceptions et les orientations des groupes auxquels ils participent à partir de l’Évangile et de son interprétation. Les femmes catholiques au Québec ont ouvert la voie à une telle pratique par leur regroupement, leur réseau, leur recherche, leurs écrits, leur relecture de la Bible. Elles sont restées présentes au mouvement féministe en proclamant leur foi. Elles ont favorisé affirmation de soi et dialogue, participation au débat et engagement dans l’action dans le monde et dans l’Église. 

Christianisme critique 

Enfin, Relations est passée aussi peu à peu d’une défense inconditionnelle à une critique de certaines positions de l’Église hiérarchique et de son fonctionnement. Comme beaucoup de chrétiennes et de chrétiens engagés du Québec, l’équipe de rédaction partageait une lecture du concile Vatican II qui ne semblait pas être accueillie et traduite dans la réalité. Des questions telles la condamnation de la théologie de la libération, la non-reconnaissance de l’Église locale, le refus de l’accès des femmes aux ministères, le mode de nomination des évêques, les prises de position du Vatican sur la sexualité, son regard négatif sur le monde suscitent des réactions qui se traduisent la plupart du temps par des positions alternatives proposant un regard positif sur ce qui semblait remis en question. N’est-ce pas ce même procédé que le cardinal Vachon avait utilisé lors de la célébration de l’Eucharistie à la cité universitaire lors de la visite de Jean Paul II? Il avait mis des femmes partout en évidence et avait choisi de faire connaître la richesse du catholicisme au Québec. 

La position critique n’est jamais facile dans une institution qui a du mal à reconnaître le bien-fondé du travail des théologiens et du débat public. Mais, cette position est nécessaire. Elle trouve ses fondements dans la recherche de la vérité, dans la reconnaissance des droits et des responsabilités des baptisés, dans la recherche d’une fraternité universelle ouverte au respect des diversités, dans une primauté accordée à l’Évangile. La position critique en Église a ses exigences : le respect de l’autre, le regard critique sur soi-même, l’analyse et le discernement, le silence et la prière. Elle doit être inspirée par le désir de vivre en disciple du Christ. La difficulté, on le sait bien, est de ne pas se laisser distraire par l’influence des médias, par les attaques personnelles, par le cynisme. C’est là aussi tout un défi. 

EN GUISE DE CONCLUSION : RELATIONS, MARS 1948 

Au terme de cette conférence, j’aimerais revenir au numéro de mars 1948 de Relations dont Jean-Pierre Richard, alors journaliste du journal La Presse, disait, trente ans plus tard : « Le numéro de mars 1948 de Relations est sans doute la livraison la plus brûlante qu’ait connu une revue québécoise [2]  ». Ce numéro brise la ligne du temps et m’a forcé à tricher un peu et à fixer le début de ma période d’analyse des différents passages en octobre 1948. Il précédait son temps à tous points de vue. Il soulevait des questions que l’on se pose encore aujourd’hui sur l’utilisation des ressources naturelles, la santé des travailleurs, les coalitions des pouvoirs économiques, financiers et politiques, la collaboration des grandes professions avec les puissants. Il prônait un style qui nous est contemporain : l’enquête terrain, l’appui sur des sources diversifiées, la prise de position claire du directeur de la revue et du journaliste, l’attention à la santé des travailleurs et de leurs familles. 

Sa parution en 1948 relativise l’emploi que l’on peut faire du terme passage que j’ai utilisé pour exprimer les cheminements de la revue et de l’engagement social des chrétiennes et des chrétiens. Ceux-ci sont aussi faits de périodes d’accélération rapides, d’indignation vive, de prises de position radicales liées au sort des personnes; de périodes de stagnation et d’incertitude où l’on cherche la voie à suivre; de retours en arrière et de repli sur soi. Rien n’est jamais acquis en Église comme en société. Aucun modèle n’est à l’épreuve du temps. Il en est ainsi de l’engagement social des chrétiennes et des chrétiens au Québec qui doivent sans cesse rester à l’affût de l’injustice des systèmes et des institutions et travailler à leur transformation au profit de ceux et celles qui en souffrent le plus, dont les mal aimés du travail auxquels s’adressaient les évêques du Québec, le premier mai dernier. 

Les évènements qui ont suivi les prises de position de Jean d’Auteuil Richard et de Burton Ledoux rappellent aussi que le combat pour la justice et pour la transformation du monde ne se réalise pas sans douleur, sans risque d’être mis à part ou même persécuté. Il est cependant indispensable à l’Évangélisation, en tant que « dimension constitutive », comme le soulignait le Synode des évêques en 1971[3]; il est indispensable à la crédibilité du message chrétien dont un résumé se retrouve dans les Béatitudes : « Heureux les artisans de paix, heureux ceux qui sont persécutés pour la justice » (Matthieu, 6,3-10). 

Jacques Racine est professeur émérite à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval
Conférence donnée à Québec le 28 mai 2012 lors d’une soirée-bénéfice du Centre justice et foi.
Reproduit avec les permissions requises.


NOTES

[1] BARONI, L., BEAUDIN, M., BEAULIEU, C., BERGERON, Y., CÔTÉ,G., L’utopie de la solidarité au Québec. Contribution de la mouvance sociale chrétienne, Montréal, Paulines, 2011, 365 p.

[2] Relations, mars 1978.

[3] PAUL VI, La justice dans le monde, no 7, 1971.

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