Courte histoire d’un mouvement catholique féministe

SIGLE Alliance Jeanne d'ArcL’Alliance internationale Jeanne d’Arc a été fondée à Londres en 1911. Nous reproduisons ici une courte histoire de l’Alliance rédigée et diffusée en 1977.

UN MOUVEMENT CATHOLIQUE FÉMINISTE

  1. LE FÉMINISME ACTIF EST-IL ENTRE LES MAINS DES ATHÉES ?

Vers la fin du siècle passé, le mouvement féministe en pleine activité tenta de réunir, par-dessus les distinctions d’opinion religieuse et politique, tous ceux qui voulaient défendre les droits de la femme. Dans beaucoup de pays, sous l’influence du Code Napoléon, la femme était directement assimilée au mineur d’âge et à l’aliéné. Pourtant, rares furent les catholiques qui se joignirent à cette croisade.

Toute cette idéologie religieuse s’opposait à la remise en question de la subordination féminine. Il semblait inconvenant d’accorder aux femmes les droits civils et politiques ainsi que l’accès aux universités et aux fonctions publiques; la volonté divine exigeait le maintien de la toute-puissance maritale; la création de crèches était considérée comme une atteinte à la famille; l’opinion catholique de ce temps, tout orientée sur les classes bourgeoise et rurale, a longtemps méconnu ce besoin criant des travailleuses et des mères sans soutien.

Il est vrai que, dans tous les milieux, les femmes étaient soumises à de graves contraintes, mais en milieu catholique, cette sujétion féminine n’était pas un simple fait socio-culturel : elle paraissait inscrite dans les lois divines et tous les fidèles se devaient de respecter ce pieux ordre des choses. Dans nos pays, le féminisme a donc dû se développer en grande partie en dehors de toute influence chrétienne et contre une mentalité catholique sacralisant la domination masculine. Beaucoup de cercles féministes se montrent encore aujourd’hui anticatholiques voire totalement antireligieux. Cette hostilité n’est-elle pas la conséquence logique de nos ignorances et de notre aveuglement ? C’est une question que nous devons tous nous poser… Le message chrétien de justice n’a-t-il pas été travesti dans le monde catholique et rendu odieux à ceux qui sur la question féminine, voyaient plus clair que nous ?

La doctrine chrétienne la plus pure protège intégralement tous les droits des femmes et les déclare identiques à ceux reconnus aux hommes. Mais qui, dans cette première moitié du siècle, osa proclamer la vérité à ce sujet ? Aucun évêque, aucun théologien… mais une petite poignée de catholiques qui s’organisèrent, dès 1911, pour lutter contre les préjugés en cours : « Féministe et catholique ». En prenant la défense d’un groupe humain privé légalement de toute voix, ces militants savaient qu’ils suivaient les pas du Christ. La tâche était lourde, délicate, et les obstacles innombrables, mais l’Esprit Saint était à l’œuvre ! Profondément catholique, finalement attachée à la hiérarchie, cette Association, appelée aujourd’hui « L’ALLIANCE INTERNATIONALE JEANNE D’ARC » a gagné ses titres de noblesse dans la diffusion du féminisme chrétien, par son action de pionnière, par son but unique et sans équivoque, par son activité inlassable et multiforme au service des femmes et aussi par son attitude de fille adulte de l’Église, audacieuse, compétente et fidèle.

  1. UN EFFORT DE LONGUE DATE

En 1911, à Londres, un groupe de femmes britanniques se réunit sous le nom de « Catholic’s Suffrage Society », en vue de lutter pour les droits politiques féminins dans le cadre du vaste mouvement des suffragettes. Les femmes d’aujourd’hui oublient trop que la plupart des droits essentiels dont elles jouissent maintenant, elles les doivent à ces militantes du début du siècle.

Ce groupement catholique établit bientôt de solides relations internationales : il compte actuellement des membres dans vingt-quatre pays des cinq continents. En 1923, il élargit son programme pour englober tous les aspects de la condition féminine et se rebaptisera : « St Joan’s Social and Political Alliance ». Fait remarquable : malgré guerres et bouleversements, son journal « The Catholic Citizen » paraît sans interruption depuis 1915. Depuis 1973, deux éditions paraissent simultanément, l’une en anglais, l’autre en français; cette dernière porte depuis 1977 l’appellation « L’Alliance ». Des bulletins régionaux sont publiés en français et en anglais.i

  1. UN BUT CLAIR ET SANS ÉQUIVOQUE

L’Alliance lutte pour la reconnaissance de l’identité des droits entre femmes et hommes, ce qui n’implique pas nécessairement l’identité des choix ! L’Alliance ne désire pas que les femmes imitent les hommes d’aujourd’hui dans leurs caractéristiques, leurs options, leur style de vie; elle ne tient pas à les masculiniser ni à déféminiser la société. L’Alliance lutte pour qu’hommes et femmes puissent, selon leur personnalité et leurs talents individuels, choisir librement leur travail parmi tout l’éventail des tâches utiles à la société. Elle veut détruire les stéréotypes qui, arbitrairement, confinent les femmes à certains genres d’activités et qui écartent les êtres masculins de ces rôles étiquetés « féminins ». Loin d’appauvrir l’humanité par un nivellement des sexes, le féminisme préserve l’originalité individuelle : cette lutte contre l’abaissement des personnes enrichit et épanouit toute l’humanité.

L’Alliance est toujours restée exclusivement dédiée à ce but, soucieuse de préserver son action féministe de toute équivoque qu’entraîneraient des engagements politiques ou religieux, autant louables qu’ils puissent être.

En dedans de ces frontières, le domaine d’étude et d’action est immense : anthropologie philosophique et biologique, psychologie, démographie, sociologie familiale, sciences du travail et des loisirs, droits civils et politiques, problèmes de salaire et de sécurité sociale, organisation des tâches ménagères et éducatives, pédagogie familiale, scolaire et parascolaire, orientation et préparation professionnelle… N’oublions pas non plus la théologie systématique, morale et sacramentaire, l’exégèse biblique et patristique, le droit canon, les aspects œcuméniques de l’accès des femmes aux ministères, les religions non-chrétiennes vis-à-vis de la femme, la femme dans l’histoire culturelle, littéraire et artistique de l’humanité… Toutes ces branches offrent ample matière à réflexion pour qui veut comprendre et corriger les inégalités injustifiées existant entre les sexes dans la société et dans l’Église.

L’Alliance a su s’attacher en divers pays l’adhésion et la collaboration de personnes hautement qualifiées dans des disciplines très variées. Toutes les branches du savoir, tous les talents, l’expérience de toutes les tâches humaines trouvent leur emploi dans ce groupement. Jusqu’ici, les grands problèmes humains ont été étudiés avec une optique biaisée, selon le seul point de vue masculin. L’Alliance veut jeter un regard mieux équilibré sur le monde et sur les chemins qui s’ouvrent à lui. C’est un vaste programme.

  1. UNE ACTION MULTIFORME POUR LA PROMOTION FÉMININE

Les premières féministes catholiques avaient compris que l’étendue et la gravité du problème féminin dépassaient de loin l’interdiction des droits politiques. La condition des femmes d’Outremer en particulier ne pouvait les laisser indifférentes. Un des premiers membres de l’Alliance, docteur en médecine, Agnès Mac Laren, avait fondé dès 1909 à Rawalpindi, un hôpital pour les femmes, où tout le personnel médical et infirmier était féminin; enfin, des soins qualifiés étaient apportés aux femmes musulmanes qui ne voulaient pas être soignées par des hommes. Cet hôpital est aujourd’hui dirigé par les Sœurs de la Mission Médicale, dont la fondatrice, Mère Anna Dengel, est aussi un membre vénérable de l’Alliance.

En 1937, l’Alliance présenta à la Société des Nations un mémoire sur la condition féminine dans des pays d’Afrique et d’Asie encore éloignés de leur indépendance. Jamais, jusque-là, aucun organisme supranational ne s’était occupé officiellement de ce problème. Cette intervention de l’Alliance en faveur des droits de la femme aborigène amorça le mouvement qui aboutit récemment à une convention internationale sur le mariage.

Dès cette époque, l’Alliance fit campagne contre les mutilations sexuelles rituelles des fillettes et des adolescentes. Aucune autre organisation ne désirait se mêler de cette question délicate, restée longtemps « tabou ». En 1952, la première intervention officielle sur ce sujet fut présentée au Conseil Économique et Social des Nations-Unies par une représentante de l’Alliance : notre groupement venait d’être gratifié du statut consultatif auprès de l’ECOSOC. La lutte sera longue ! Aujourd’hui seulement, l’opinion mondiale commence à s’émouvoir; l’Office Mondial de la Santé vient enfin de condamner ces pratiques déshumanisantes qui sévissent encore largement dans de nombreux pays d’Afrique.

Autre croisade de l’Alliance : celle lancée par la première secrétaire de la section française, Marie Lenoël, contre le proxénétisme, l’esclavage et la traite des êtres humains. Florence Barry, secrétaire internationale de l’Alliance, avec l’aide de Phyllis Challoner et du Dr Fede Shattock, notre toujours vaillante Vice-Présidente, accumulèrent les témoignages contre ces pratiques et les présentèrent devant la Commission contre l’Esclavage et devant divers Comités institués par la Société des Nations ou par le Gouvernement britannique pour les territoires soumis à son autorité. Après la seconde guerre mondiale, elles interpellèrent à ce sujet les agences internationales des Nations-Unies.

Mais ce n’était pas seulement au-delà des mers que le sort des femmes devait être amélioré. Dans nos pays, l’épouse était complètement à la merci de son conjoint en cas de mésentente conjugale ou de prodigalité maritale. Partout, il y avait de gros problèmes : l’instruction des femmes, leur préparation professionnelle, leur accession à la fonction publique et à l’emploi privé, leur rémunération et leurs chances de promotion, la libre gestion de leurs biens, leurs droits parentaux, leur situation légale face à l’infidélité conjugale, à la séparation et au divorce, le recouvrement des pensions alimentaires, la prostitution, la protection légale contre les brutalités maritales et aussi toute la masse des préjugés et des mythes masculinistes. En 1924, l’Alliance devint un des membres fondateurs du Comité de Liaison des Organisations internationales Féminines. Cela lui permit d’obtenir le soutien d’autres groupements dans ses initiatives auprès des organismes supranationaux.

Sur le plan des législations nationales, l’Alliance intervient en maintes occasions, soit par l’entremise des sections locales, soit par celle des membres isolés ressortissants des pays concernés. Cette tâche juridique est loin d’être achevée; presqu’aucun pays d’Europe n’a adopté de lois générales contre la discrimination sexuelle dans le monde du travail.

L’action directe sur l’opinion publique n’est pas moins importante. Trop d’adolescentes n’ont pas encore compris qu’elles doivent bâtir elles-mêmes leur vie au lieu d’attendre que quelqu’un d’autre ne s’en charge en les épousant. Beaucoup de parents sombrent dans la même erreur, insoucieux du fait que, dans la majorité des cas, ces jeunes filles, qu’elles se marient ou non, exerceront un métier et seront réduites, faute de diplôme, à des besognes fastidieuses et mal payées. Notre culture considère encore la femme avant tout comme une « auxiliaire » qui doit agir sur le monde par l’entremise d’un mari, d’un fils ou d’un patron qu’elle aidera dans l’ombre. Cette action par personne interposée, frustrante pour les deux parties, est devenue presqu’impossible dans ce siècle de la technique où toutes les décisions professionnelles exigent des connaissances spécialisées. Il faut donc dissiper les attentes chimériques et placer les jeunes face à la condition féminine adulte telle qu’elle est vécue quotidiennement chez nous; enquêtes, statistiques professionnelles, entretiens avec des travailleuses et des mères « au foyer » aideront parents et enfants à comprendre l’importance d’une formation intellectuelle et technique sérieuse, pour les jeunes filles comme pour les jeunes gens. Exposés, débats, livres, articles de presse, thèses et travaux d’érudition, cinéma, télévision, tracts, lettres aux journaux, … tous les moyens modernes d’information sont utilisés pour cet effort de réflexion et d’éducation collective.

  1. LA RECONNAISSANCE OFFICIELLE AUX NATIONS-UNIES

La qualité et l’ampleur de ces travaux valurent à l’Alliance d’obtenir le statut consultatif de catégorie ll auprès du Conseil Économique et Social des Nations-Unies (ECOSOC) à New York et à Genève, et d’être reconnue officiellement par l’Organisation internationale du Travail (O.I.T.) à Genève et d’être inscrite sur la liste des organisations non-gouvernementales représentées à l’UNESCO à Paris.

Un fait n’a pas échappé à l’attention des délégués chargés de décider et de remettre périodiquement en question le statut officiel des organisations non-gouvernementales désireuses d’être représentées à l’ONU : dans les vastes régions du monde influencées par le catholicisme, l’Alliance occupe une place unique. En effet, elle est activement et pleinement féministe; elle est totalement autonome vis-à-vis du clergé, statutairement et en pratique; elle jouit de l’estime de la hiérarchie et des théologiens les plus influents. Au regard des agences des Nations-Unies, l’Alliance est un outil irremplaçable pour faire progresser les principes et la pratique de la justice vis-à-vis des femmes dans l’univers catholique, généralement peu favorable à l’émancipation féminine.

Depuis 1951, l’Alliance fut représentée à toutes les sessions de l’ECOSOC, ainsi qu’à la plupart de ses Comités et de ses Commissions, surtout celles de la Condition de la femme, à New York et à Genève. L’Alliance était présente aux séminaires des Nations-Unies sur les Droits de l’Homme, ce qui implique toujours la Condition de la Femme, à Bogota, Addis Abeba, Bucarest, Lomé, Accra, Moscou, Téhéran, Ottawa et Mexico pour l’Année de la Femme. L’Alliance était aussi à Lusaka pour un séminaire sur les droits économiques et sociaux dans les pays en voie de développement, comme à New Delhi pour la Conférence sur le commerce et le développement (CENUCED) et encore à Kathmandu pour la Conférence sur la participation des femmes au développement dans les pays du Sud-Est Asiatique et du Pacifique. L’Alliance est toujours présente aux Conférences des organisations non-gouvernementales à New York et à Genève, mais aussi à Paris, à Londres et à Bruxelles.

Parmi ses nombreuse interventions, relevons ses déclarations sur l’âge, le consentement et l’enregistrement du mariage, les droits privés des veuves, le recouvrement des pensions alimentaires par-delà les frontières, le contrôle de l’application pratique de la Convention des Droits de l’Homme, les mutilations sexuelles coutumières, la discrimination dans l’emploi, l’égalité de rémunération à travail égal ou équivalent, l’émancipation économique des femmes mariées, les retraites et les droits à la pension, l’éducation féminine dans le Tiers-Monde, l’esclavage et la traite des êtres humains ou encore la participation des femmes au développement.

  1. VERS LE VRAI HUMANISME

En 1974, la déléguée de l’Alliance à la Commission de la Condition de la Femme à New York y présentait un mémoire sur l’influence des moyens d’information et de publicité sur le développement d’un comportement nouveau à l’égard du rôle des femmes dans la société d’aujourd’hui. Car, si nous parlons des droits des femmes, nous parlons aussi de leurs devoirs : les femmes doivent mieux servir la société. Elles ont envers la civilisation des devoirs bien plus larges et plus directs que ceux qui leur sont habituellement attribués par la tradition.

L’abolition des discriminations arbitraires transformera la vie de la personne et celle de la société. L’être masculin, aujourd’hui écrasé par des responsabilités trop pesantes, pourra s’épanouir sur le plan familial, affectif, esthétique et spirituel. Les enfants, élevés à part égale par les deux parents, jouiront d’une sécurité affective plus grande et d’un meilleur équilibre. La femme, se sachant pleinement reconnue dans son autonomie et dans ses droits, pourra exercer tous ses dons à tous les échelons, sans risque de présenter des réactions de défense, d’agressivité ou de servilité. Le féminisme chrétien nous plonge au cœur de tous les problèmes humains : c’est la seule philosophie qui, tout en se réclamant du christianisme, étend à la question féminine le principe sacré de la souveraineté de la personne et condamne tout système aboutissant pratiquement à la subordination des femmes à leur mari, à leur famille ou à la société. Seule une morale vigilante sur ce point a le droit de s’appeler « humaniste » !

  1. LA RÉÉDUCATION DU MONDE CATHOLIQUE

Au début de ce siècle, dans nos pays, le milieu catholique, plus encore que le milieu laïc, diffusait des théories et des comportements propres à perpétuer la subordination systématique de la femme. Les femmes ne pouvaient pas être ordonnées prêtres; elles ne pouvaient avoir accès ni au magistère, ni à la juridiction ecclésiale. Sur ces points importants, l’Alliance ne pouvait heurter de front les tabous enracinés dans l’esprit de l’immense majorité des fidèles. La situation était alors bien différente de celle d’aujourd’hui : ce chapitre de théologie sacramentaire s’était alourdi, au fil du temps depuis Saint Paul, de toute une idéologie inacceptable : pendant de longs siècles, la femme fut systématiquement infériorisée et culpabilisée; puis, récemment, une théologie idéaliste de la féminité prit le relais, animée des meilleures intentions mais désastreuse à la fois pour la justice pratique entre hommes et femmes et pour la spiritualité masculine. Il n’était même pas possible d’aborder la question de l’accession des femmes au sacerdoce. Aux yeux du grand public, l’exclusion paraissait entièrement justifiée par la « nature » et la « vocation propre » de la femme !

Il fallait d’abord, par une succession de travaux compétents dégonfler un à un les mythes masculinistes tels qu’ils sévissaient alors dans la littérature religieuse. L’Alliance s’y attacha. Travail de longue haleine qui est loin d’être terminé ! Tant que les fonctions ecclésiales officielles seront interdites aux femmes, des âmes naïves continueront à expliquer cette discrimination par les vieilles doctrines minorisant la femme. Les théologiens, même ceux de la Curie Romaine, récusent aujourd’hui presqu’unanimement cette théologie de subordination, mais les habitudes de pensées sont longues à mourir ! Pendant longtemps encore la centralisation traditionnelle sur les points de vue et intérêts masculins risque de persister dans les écrits et discours religieux. À nous d’y prendre garde !

  1. LES REQUÊTES AUX AUTORITÉS ECCLÉSIASTIQUES

Dès 1928, deux membres de l’Alliance, Phyllis Chalonner et Vera Laughton Matthews, avaient abordé le problème de l’accès des femmes aux fonctions ecclésiales dans leur livre « Towards Citizenship. A Handbook of Women’s Emancipation ». Mais à cette époque, pour ne pas choquer et bloquer la question, il convenait d’abord de créer une vue plus équilibrée et plus rationnelle entre homme et femme. Lorsque cette base intellectuelle indispensable fut établie, l’Alliance put entreprendre, avec quelque chance d’être comprise, de présenter officiellement à la hiérarchie les revendications féministes dans le domaine ecclésial.

Démarches inaccoutumées de la part de laïcs à l’époque ! Elles exigeaient prudence, diplomatie et solidité théologique. Magdeleine Leroy-Boy, nouvellement élue Présidente internationale, sut guider l’Alliance dans ce tournant décisif, de manière à conduire cette opération délicate d’une façon progressive et sans heurt.

C’est en 1961 que cette occasion lui fut donnée, lorsque le Pape Jean XXIII invita les laïcs à exprimer leur opinion en vue du prochain Concile. Aussitôt, l’Alliance se mit à l’œuvre sur deux fronts : le front privé et le front officiel. Sur le front privé : une avocate et cinq théologiennes de l’Alliance publient un plaidoyer éloquent et vigoureux pour l’admission des femmes à la prêtrise, sous le titre allemand : « Nous ne nous tairons plus ! Des femmes s’adressent au deuxième Concile du Vatican » (G. Heinzelmann et al.; éd. Interferfeminas, Zurich). Dans les années suivantes, de nouveaux livres sont lancés par des membres de l’Alliance : Sœur Rita Hannon en Angleterre, Gertrud Hetnzelmann en Suisse, Tina Govaert-Halkes en Hollande, Mary Daly par deux fois aux États-Unis, Joan Morris en Angleterre, Ida Raming en Allemagne. Ces œuvres très différentes dans leur genre respectif, sont toutes consacrées à un aspect de la discrimination sexuelle dans l’Église. Un membre théologien, le Professeur Leo Swidler de Philadelphie, fonde un groupe œcuménique de féminisme religieux : « Genesis III. Women Task Force in Religion ». D’autres théologiens nous appuient du résultat de leurs recherches : le Professeur J. M. Aubert de Strasbourg, le Père van der Meer en Hollande, le Père Idigoras au Pérou.

Sur le front officiel, l’Alliance adresse au Saint-Père ses premiers vœux officiels pour l’accès des femmes au diaconat (1961), puis pour l’accès de laïcs hommes et femmes au Concile, à titre d’observateurs et d’experts (1962). En 1963, elle envoie au Pape une résolution très prudente et respectueuse concernant l’admission des femmes au sacerdoce. Depuis 1965, une révision profonde du Droit Canon est demandée officiellement par l’Alliance à plusieurs reprises : dix-sept canons discriminatoires contre les femmes devraient être modifiés ou supprimés. L’Alliance reçut aussitôt les encouragements privés de théologiens éminents et de hauts dignitaires ecclésiastiques. La conférence de presse donnée à Rome par l’Alliance en 1965 le prouve !

Elle fit largement connaître par tout le monde chrétien l’état de nos études et de nos requêtes. Jamais pareilles questions n’avaient été publiquement débattues devant la presse internationale par une organisation catholique. Les réactions furent nombreuses et, dans l’ensemble, assez favorables à nos idées. Le monde catholique commençait vraiment à s’inquiéter du fait que les femmes n’avaient aucune part dans les décisions de l’Église. Les encouragements publics furent plus lents à venir.

Les résolutions de l’Alliance, envoyées au Vatican après chaque Assemblée Générale, sont depuis 1967 formulées en des termes qui insistent davantage sur le principe de la justice à l’égard des femmes. En 1967, à l’intervention de la Présidente de l’Alliance, le Congrès Mondial des laïcs à Rome plaide avec unanimité presque totale pour les droits de la femme dans l’Église. Les idées font leur chemin… En 1971, à la suite d’une intervention de notre section canadienne, la conférence épiscopale catholique du Canada se déclare officiellement en faveur du ministère ordonné pour les femmes. Par leur requête au Synode Romain de 1971, ces évêques furent à l’origine de l’instauration au Vatican d’une Commission d’Études pour la place de la Femme dans la Société et dans l’Église. Contrairement aux vœux explicites du Synode, la Commission n’est pas autorisée à étudier le problème majeur : l’accès des femmes au ministère ordonné. De plus, c’est le Vatican qui en désigne les membres et on n’y trouve aucun expert connu en féminisme, ni aucun membre de notre Alliance. La presse nous apprit que les travaux ne s’y déroulèrent pas sans heurts !

Cette Commission Romaine de la Femme adressa, en fin 1975, un dossier très hétérogène de réflexions et d’informations aux Églises locales. L’Alliance en souligna les contradictions internes et adressa à Rome une critique qu’elle voulait constructive. Le Président de la Commission, Mgr Bartoletti, la félicita de ce rapport. Les travaux doctrinaux devront certainement continuer, nous écrit-il, et « des associations comme la vôtre devront y prendre part » ! Depuis lors, l’Alliance s’efforce de faire appliquer les excellentes recommandations officielles que la Commission avait adressées aux conférences épiscopales nationales, aux associations catholiques internationales, aux ordres religieux et aux universités catholiques. Indépendamment de notre effort, nous eûmes la joie de saluer la création de l’Université Catholique de Nimègue, d’une section d’enseignement « Féminisme et Chrétienté », confiée par la Faculté de Théologie à Catherine Govaert-Halkes ! D’autres organismes catholiques semblent moins vigilants pour faire appliquer chez eux les recommandations de la Commission Romaine. Le monde catholique sera-t-il accusé d’avoir seulement voulu, à Rome, « sauver la façade » par de belles paroles sans intention de passer aux actes ? L’Église comprendra-t-elle que, sur ce point, le monde la regarde et la juge ?

  1. CATHOLIQUE À PART ENTIÈRE

Soucieuse de préserver son autonomie et sa liberté d’action, l’Alliance a décliné le privilège de devenir une organisation catholique, avec les contrôles exigés par Rome pour l’octroi de ce titre. Elle a voulu rester une « Organisation de catholiques » inscrite au Registre permanent du Conseil des laïcs à Rome. Elle n’en est pas moins en relation étroite avec la Conférence des Organisations Catholiques internationales, tant à Paris qu’à Genève. Elle assiste aux réunions de ces deux centres d’information à titre de « membre associé ».

Malgré son franc-parler, l’Alliance a gagné et conservé l’estime de la hiérarchie. Pie XII, Jean XXIII avant son accession à la papauté, et Pau VI ont adressé félicitations et encouragement à notre groupement. Son infatigable et regrettée Florence Barry, secrétaire internationale pendant plusieurs décennies, a été gratifiée de la Croix « Pro Ecclesia et Pontifice » pour son travail à l’Alliance. Chaque année, après la réunion du Conseil de l’Alliance, celle-ci envoie au Saint Père et à certaines personnalités religieuses importantes, les résolutions votées relatives à des problèmes d’actualité concernant la place des femmes dans la doctrine, la liturgie, le Droit Canon et les structures de l’Église. Elle entretient aussi des contacts suivis avec nombres d’évêques et d’autorités ecclésiastiques. Elle collabore activement à des travaux œcuméniques centrés sur la place des femmes dans l’Église.

Le récent document romain interdisant l’accès des femmes à la prêtrise ne nous a pas découragés. L’Église a, bien souvent dans son histoire, été sujette à des incidents de parcours rectifiés par la suite ! Dans le cas qui nous occupe, la Congrégation de la Foi n’a interrogé ni la Commission Théologique, ni la Commission de la Femme, ni le Conseil mondial de l’Apostolat des Laïcs; elle n’a pas tenu compte de l’opinion contraire exprimée par la Commission Biblique; chose plus grave encore, les évêques n’ont pas été consultés !

  1. À MI-CHEMIN

Bien d’autres courants féministes sont plus connus des masses. L’Alliance dédaigne les invectives et les effets de scandale qui garantissent une publicité immédiate. Mais tout autant, l’Alliance refuse les formes simplificatrices, vagues ou creuses qui sont le recours de beaucoup d’organismes religieux appelés à traiter de la promotion féminine. L’Alliance intervient soit pour rappeler des principes qui risquent d’être perdus de vue, soit pour fournir des faits, des chiffres, des textes précis et pour en tirer des conclusions concrètes. Elle fonde son action sur des prémisses vraiment chrétiennes, une documentation rigoureuse, une logique inattaquable. Elle essaie de toujours proposer quelque décision réaliste qui constituerait un pas en avant sur le chemin de la justice.

Aguerrie par bien des débats menés sous six Papes différents, l’Alliance ne se laisse pas décourager par des échecs temporaires; elle sait que l’Esprit est à l’œuvre. D’autres organisations catholiques ont commencé, cinquante ans après nous, à adopter nos vues, nous nous en réjouissons. Dans les milieux catholiques traditionnels, l’Alliance a contribué à élargir la conception du rôle de la femme. Il reste un énorme travail à faire ensemble, d’éducation, d’information, d’animation, … Mais la tâche la plus dure est accomplie, la tâche du pionnier ! Cette tâche, l’Alliance l’a accomplie seule, terriblement seule humainement, avec l’Esprit Saint pour guide. La route a été longue et dure, Dieu seul sait la somme de foi, de courage, de dévouement, de lucidité, de patience et de persévérance qu’il a fallu à cette poignée de femmes, à ces suffragettes, qui, il y a soixante-sept ans, se réunirent pour lutter pour la justice. L’Alliance a travaillé en fille adulte de l’Église, une fille qui prend des initiatives et qui pèse ses responsabilités, une fille longtemps incomprise mais toujours sage et aimante.

La route n’est pas terminée. À monde nouveau, mission nouvelle ! La vigilance s’impose ! Les États anciens se transforment et les femmes se trouvent devant des représentations inédites de vieux problèmes. Des jeunes États ont surgi dont les citoyens doivent faire face à des difficultés similaires à celles que nous avons affrontées. Dans les deux cas, l’Alliance n’a-t-elle pas un rôle à jouer ? L’Alliance ne pourrait-elle pas aider les femmes à obtenir le respect de leurs droits personnels et familiaux, et à résister en même temps à la pression croissante du matérialisme et de l’athéisme ? Que Dieu lui donne la grâce de ne pas s’arrêter au milieu du chemin !

Anne Marie Pelzer
Bruxelles, 1977

Publié dans  Terre des Femmes, 2-17, 1992

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A propos Anne Marie Pelzer

Anne-Marie Pelzer (1926-2005) fut présidente de l'Alliance internationale Jeanne d'Arc et rédactrice et éditrice responsable de la Revue « Terre des Femmes ».
Ce contenu a été publié dans Les femmes en Église, Les femmes et l'engagement social chrétien. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à Courte histoire d’un mouvement catholique féministe

  1. Réjeanne Martin dit :

    Merci. Ce précieux article m’instruit sérieusement sur un passé de la résistance des femmes que je ne connaissais pas de façon aussi précise. Merci beaucoup de le rendre à notre portée.

    En même temps, je suis toujours fort attristée – parfois déprimée – de constater combien les tenants masculinistes des religions demeurent depuis plus d’un siècle sourds, muets et aveugles volontaires sur cette dimension planétaire de grave injustice à l’égard des femmes. Les avancées se gagnent à force de haute lutte. Parfois même de luttes empreintes de colère et d’insubordination.

    En ces temps où les religions perdent leur réputation de gardienne des valeurs humanistes universelles, ne faudrait-il pas vulgariser cette « courte histoire » bien que déjà trop longue histoire de la résistance des femmes à leur infériorité durement aggravée par de mensongers dogmes religieux endossés par la société…

    • Kakunga dit :

      Je vous remercie pour cette publication.
      J’ai travaillé vingt ans avec Anne Marie Pelzer.
      En tant que présidente de l’Alliance Terres des femmes (section Belge), Anne Marie m’a légué au nom de l’Alliance les archives qui sont actuellement à la bibliothèque la maison des femmes …« Amazone »
      L’ASBL Alliance Terre des femmes (section Belge) continue l’œuvre commencé par ces femmes courageuses en 1911 et s’intéresse aussi à la violence faite aux femmes dans les pays en guerre. Tout aide est la bienvenue pour continuer ce travail.

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