À qui profite l’exclusion des femmes de la présidence de l’eucharistie?

Dans l’Église catholique, la célébration eucharistique est au cœur de la vie des communautés chrétiennes. On en fait le signe de rassemblement et d’unité par excellence. Idéalement, la présidence en est assumée par le pasteur de la communauté. Toutefois, même si l’Église affirme que les femmes occupent une place importante au sein de l’institution, celles-ci ne peuvent présider une célébration eucharistique; c’est un pouvoir lié à l’ordination presbytérale réservée à des individus de sexe masculin. Mais à qui cette exclusion profite-t-elle? Demandons-nous, dans un premier temps, à qui cette réalité ne profite pas.

Évidemment, l’interdiction de prononcer les paroles « Ceci est mon corps… Ceci est mon sang… » au cœur du rassemblement eucharistique ne profite pas aux femmes elles-mêmes et surtout pas à celles engagées en Église. Il faut avoir été mêlée de près au travail pastoral et s’être heurtée à l’impossibilité d’aller au bout des gestes signifiants posés dans la concrétude d’un tel engagement pour en déceler encore plus intensément les limites. Car les femmes ne peuvent être signes de Dieu/e à travers les canaux officiels prévus à cet effet dans l’institution ecclésiale (sauf pour le baptême et le mariage et ce, dans des cas exceptionnels). Les femmes ne peuvent vivre jusqu’au bout le rassemblement de communautés chrétiennes autour du repas eucharistique selon les modalités prévues par l’institution ecclésiale. Pourtant elles sont nombreuses à porter ces communautés à bout de bras.

Des femmes vivent dans leur être de cœur et de chair un appel à pousser plus loin leur engagement en Église à travers des ministères reconnus de prêtres ou de diacres. Les nombreuses heures de travail passées à analyser les récits de cheminement vocationnel de quinze d’entre elles et les témoignages de gens de leur communauté m’ont convaincue de la réalité du discernement qu’elles ont vécu en dehors des structures ecclésiales officielles prévues à cet effet. J’en ai conclu qu’elles seraient probablement ordonnées si l’Église leur ouvrait la porte pour un discernement ministériel à partir des mêmes critères que les hommes qui croient vivre un tel appel[1]. Le refus de les admettre dans ces ministères ne profite ni à elles, puisqu’elles souffrent de cette situation, ni aux personnes qui les voient ainsi exclues car elles y perçoivent injustice, non-reconnaissance, exclusion dont elles pourraient être elles-mêmes victimes.

Cette situation ne profite pas non plus aux communautés chrétiennes. On connaît actuellement les besoins immenses de pasteurs dans notre Église, du moins dans l’Église du Québec, celle que je connais le mieux. Et l’Église romaine, par son refus d’ouvrir les ministères ordonnés aux femmes, prive le peuple de Dieu/e des pasteurs dont elle a besoin. Il lui suffirait pourtant d’offrir aux femmes qui perçoivent au cœur d’elles-mêmes cette capacité de porter les communautés comme de bonnes pastourelles le même discernement qu’elle offre aux candidats masculins… Mais on se refuse à un tel geste au nom d’une argumentation théologique qui ne tient pas compte des nouveaux apports de la théologie et de l’exégèse. Jean-Paul II a voulu clore le débat définitivement en 1994[2]… À qui cela profit-t-il?

Cela ne profite pas à l’Église universelle, quoi que ses représentants officiels en disent. Certains d’entre eux véhiculent l’idée que l’Église n’aurait aucune influence ou place dans certains pays asiatiques ou africains si elle reconnaissait une véritable égalité entre les femmes et les hommes. Pourtant, on entend parfois d’autres discours venant des femmes elles-mêmes. Je vous renvoie ici au message d’Apollonia Lugemwa de l’Ouganda[3] qui rappelait, au congrès de WOW 2001[4], les questions que l’interdiction d’ouvrir la prêtrise aux femmes posaient aux femmes de son pays. Elle demandait, au nom des autres leaders féminines catholiques africaines, des arguments convaincants concernant le refus romain d’ordonner des femmes, arguments qu’elle aurait alors pu retransmettre aux femmes catholiques et aux femmes des autres traditions religieuses de son pays qui souhaitaient comprendre ce refus. L’argumentation romaine ne passait pas la rampe; on comprenait mal l’enfermement dans lequel l’Église catholique maintenait les femmes. Pourtant, l’Église a pour mission de porter le message de vie et de libération pour lequel Jésus a payé de sa vie. Et l’attitude ouverte de Jésus de Nazareth envers les femmes permet d’imaginer ce qu’il aurait pu dire ou faire concernant la pleine reconnaissance des femmes dans la société civile comme religieuse. L’interdiction faite aux femmes de célébrer l’eucharistie ne profite donc pas à l’Église universelle. Au contraire, dans certaines régions, elle nuit à l’expansion de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ puisqu’elle présente une image de la femme relevant d’une autre époque et, par là, ramène la Parole à un message qui ne serait plus vivant aujourd’hui.

Et si nous étendons notre regard à la société civile occidentale, nous constatons que, là également, le non à l’ordination des femmes va à l’encontre des valeurs d’équité, de justice, d’égalité de droits entre les femmes et les hommes. Pour plusieurs, la richesse du message chrétien n’est pas reçue à cause de cette injustice souvent perçue comme une violence structurelle : le système d’organisation ecclésiale est prévu pour ne laisser aucun pouvoir décisionnel réel à celles qui sont nées femmes et le signe le plus visible est leur exclusion de la présidence de l’eucharistie.

Mais, si l’interdiction faite aux femmes de bénir le pain et le vin et de dire les paroles consécratoires ne profite ni aux femmes, ni à la société civile, ni à l’Église, à qui cela profite-t-il? Il serait trop facile de répondre d’entrée de jeu qu’elle profite aux clercs eux-mêmes qui peuvent la plupart du temps avoir le dernier mot dans des cas de litiges ou encore à la hiérarchie romaine qui possède le pouvoir décisionnel ultime et, comme ailleurs dans l’univers civil, ne le cède pas facilement. Même si je n’exclus pas cette donnée de la réponse que je propose, je la voudrais toutefois plus nuancée. Je connais de nombreux pasteurs sur le terrain des pratiques ecclésiales qui souhaiteraient partager leur tâche pastorale, devenue bien souvent trop lourde, avec des femmes prêtres.

À mon avis, c’est à un système que cette interdiction profite, un système façonné par le patriarcat. L’institution ecclésiale est une institution régie selon les normes de la société patriarcale avec une autorité qui a toujours le dernier mot. Et dans un tel système, les gens ont été formés pour ne pas le contester même si certains, plus courageux, osent le faire; ils en ont intégré les valeurs et ont même appris à le défendre de plus en plus au fur et à mesure qu’ils se sont élevés dans la structure hiérarchique. Autoriser des femmes à dire « Ceci est mon corps… ceci est mon sang » serait ouvrir la porte à leur participation pleine et entière à tous les secteurs de la vie de l’Église, secteur décisionnel inclus, puisque l’ordination y demeure la porte d’entrée des hautes fonctions de décision. Et il est difficile d’affronter un tel système. Jésus de Nazareth s’est élevé contre les systèmes civils comme religieux qui venaient exclure, mettre de côté des pauvres, des femmes, etc. Et le système ne l’a pas supporté; il l’a mis à mort. André Myre développe abondamment cette idée[5].

Dans une organisation patriarcale, la femme est définie par l’homme; elle demeure toujours « l’autre » de quelqu’un qui, lui, est le point de référence ultime. En bout de ligne, cette organisation favorise et autorise un net contrôle sur les femmes. En ce sens, elle profite au système, univers religieux inclus. Ainsi, voir une femme célébrer à l’autel vient secouer le cœur de l’univers physique sacré que des hommes se sont approprié au fil des siècles. Et entendre une femme dire « Ceci est mon corps…, ceci est mon sang » viendrait secouer le système patriarcal dans ses fondations mêmes.

Et pourtant « Faites ceci en mémoire de moi »…, telle est la demande faite par Jésus de Nazareth à ceux et celles qui l’entouraient. En d’autres mots : « Prenez le chemin que je prends, celui d’aller au bout de vos convictions, jusqu’à en mourir de différentes façons… » Même si elles ne le ne souhaitent pas, les personnes qui cherchent à ébranler ce système risquent de passer par là. Ainsi, les femmes qui osent exprimer publiquement leur appel peuvent perdre leur emploi ou se voir refuser un emploi s’il s’agit d’un travail intra-ecclésial; des prêtres qui expriment l’opinion qu’ils seraient ouverts à l’ordination des femmes peuvent être rappelés à l’ordre et sûrement rayés de la liste des futurs évêques; des évêques qui osent avouer publiquement leur questionnement de l’argumentation romaine interdisant l’ordination aux femmes risquent d’être sévèrement blâmés. Le système patriarcal a des exigences parfois bien différentes de celles prônées par l’Évangile.

Bref, le refus d’ordonner des femmes profite au maintien du système patriarcal et quasi uniquement à lui. C’est lui qui continue de présenter une image idéalisée mais non réaliste de la femme[6], à ancrer les hommes et surtout les femmes[7] dans des rôles prédéterminés, à discréditer une compréhension des rôles à partir du concept « genre »[8]. La conception de la femme, et par là celle de l’homme, devient donc une source de fermeture au message évangélique au lieu d’être une source d’inspiration pour l’humanité créée homme et femme. Toute action qui vise à ébranler la structure patriarcale, dans l’Église comme ailleurs, devient alors un travail urgent au service de la Parole.

* Ce texte a été publié dans la revue L’autre parole (no 117, printemps 2008) portant sur le thème Eucharistie et pouvoir clérical.



NOTES

[1] JACOB, Pauline (2006). L’authenticité du discernement vocationnel de femmes qui se disent appelées à la prêtrise ou au diaconat dans l’Église catholique du Québec. Thèse de doctorat inédite, Université de Montréal, Montréal. L’essentiel de cette thèse a été publié chez Novalis (2007) et s’intitule Appelées au ministères ordonnés.

[2] JEAN PAUL II (1994). Lettre apostolique « Ordinatio sacerdotalis » sur l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes. La documentation catholique, 2096, 551 552.

[3] LUGEMWA, A. (2001). Should the Catholic Church ordain women priests or not? Dans Site Women’s Ordination Worldwide – First International Conference – Dublin 2001, [En ligne].http://www.iol.ie/~duacon/wow2001/alpaper.htm (Page consultée le 7 janvier 2008).

[4] WOW : Women’s Ordination Worldwide.

[5] MYRE, André (2007). Pour l’avenir du monde. La résurrection revisitée. Montréal : Éditions Fides.

[6] JEAN PAUL II (1995). Lettre du pape Jean Paul II aux femmes. Dans D. Couture (Dir.), Les femmes et l’Église (p. 101 113). Montréal : Éditions Fides.

[7] JEAN PAUL II (1988). Lettre apostolique « Mulieris dignitatem » sur la dignité et la vocation de la femme à l’occasion de l’année mariale. La documentation catholique, 1972, 1063 1088.

[8] Congrégation pour la Doctrine de la Foi (2004). Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde, approuvée par Jean Paul II. Dans Site du Vatican,
[En ligne]. http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/
rc_con_cfaith_doc_20040731_collaboration_fr.html (Page consultée le 12 janvier 2008).

 

Jacob Pauline
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A propos Jacob Pauline

Responsable du site du réseau Femmes et Ministères de 2007 à 2024, Pauline Jacob, théologienne féministe, poursuit depuis plus de 25 ans des recherches sur l'ordination des femmes dans l’Église catholique. Elle détient un Ph. D. en théologie pratique et une maîtrise en psychoéducation de l’Université de Montréal. Autrice d'« Appelées aux ministères ordonnés » (Novalis, 2007) et coautrice de « L’ordination des femmes » (Médiaspaul, 2011), elle a à son actif plusieurs articles.
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